Un large public s’est rassemblé hier soir à Petit Bain, et ce malgré la grève, pour un concert placé sous le signe du bruit, savamment assourdissant et expérimental chez Servo, nuisance sonore salvatrice chez les corbeaux britanniques de Crows.
Tout le monde n’était pas certain du moyen dont chacun allait rentrer chez soi avec l’arrêt des métros à 20h30, mais on n’allait pas faire faux bond à une si belle soirée, rassemblant la transe ténébreuse des Rouennais de Servo, et l’ardeur communicative de Crows, dont le style incisif s’est forgé sur la scène londonienne, avant de venir conquérir les territoires d’outre-Manche en ce début d’année.
C’est Servo qui ouvre le bal avec un style musical qu’on peine à nommer, tant on ne voudrait pas placer le trio venu de Rouen dans une case qui imposerait des limites à une musique qui n’a de cesse de les transgresser. La guirlande lumineuse que vient enrouler Arthur (guitare/chant) à son micro ne doit pas nous méprendre : c’est bien là la seule lumière chaude qui vient percer la pénombre du set. Il n’en faut pas plus pour laisser à nos oreilles le plaisir de découvrir la coldwave psyché et noisy à la fois de Servo. Ne pas réduire le groupe à un genre oui, car l’expérience qu’ils nous offrent sur scène est bien singulière, et quasi religieuse. Le premier morceau donne déjà à voir l’extrême maîtrise des instrumentistes, une batterie martelant avec une témérité implacable un rythme qu’accompagne la basse impétueuse de Louis, le tout exalté par la guitare tantôt agressive, tantôt lancinante d’Arthur. La magie opère immédiatement, tous les sens sont en alerte alors que le groupe entame Tree, un des morceaux les plus courts du groupe, mais quatre minutes suffisantes pour conquérir les sens. Les yeux sont hypnotisés par les projections cinématographiques sur les amplis, les oreilles le sont par la voix réverbérée, lointaine mais entêtante du chanteur qui nous rappelle au souvenir d’un certain Ian Curtis.
Il est rare de voir un groupe jouer si bien du bruit sur scène. Si l’on apprécie leurs albums enregistrés, les vivre en live relève d’une toute autre expérience, tant elle défie les normes. Le trio instaure une fascination du public pour une performance parfois bruitiste, toujours surprenante, et teintée d’une certaine sobriété qui lui confère une profondeur unique. Les Rouennais déroulent ainsi leur set avec un style impeccable, celui d’une musique sortie des entrailles de la terre pour investir des oreilles définitivement conquises. C’est donc non sans une pointe de déception que ce dernier voit arriver le dernier morceau bien vite. En achevant leur concert sur Râ, issu de leur dernier album en date Alien, Servo nous offre huit dernières minutes apocalyptiques, gardant nos sens en alerte pour la poursuite d’une incursion qui malheureusement touche à sa fin après quarante petites, mais précieuses minutes.
Crows, tout droit venu de Londres, prend ensuite le relais. Deux micros sur scène mais un seul chanteur : voilà qui en dit déjà long sur l’importance, pour ne pas dire l’indispensabilité du chanteur, James Cox, sur scène. Les Anglais mettent le couvert énergiquement avec Silver Tongues, titre éponyme de leur premier album. Changement d’ambiance, les cordes transpirent davantage chez ce groupe de post-punk en colère, mais le son est efficace : notons-le, car c’est surtout la performance du chanteur qui retient l’attention ; qu’on le veuille ou non, sa possession de l’espace accapare notre regard. La rage avec laquelle il empoigne son micro, le tape contre son torse et se penche sur le public rappelle Joe Talbot (Idles), chez qui le groupe avait par ailleurs signé son premier album. Sa nonchalance teintée de malice convoque quant à elle l’image de Grian Chatten (Fontaines D.C.) ; en bref, de quoi occuper la scène avec tout le génie brut des influences susnommées. Et c’est ce que fait James Cox avec brio, s’amusant à mener son orchestre sur Slowly Separate, convoquant batteur, bassiste puis guitariste à construire ce morceau définitivement taillé pour le live. Le pari est gagnant, le public est conquis et se déchaîne avec une énergie qui consacre celle offerte par le chanteur sur scène.
Quatre ans qu’ils n’avaient pas mis les pieds à Paris, et on est heureux de retrouver cette frustration à l’anglaise, alimentée par la pandémie et le Brexit, qui vient nourrir la suite du set : Only Time, puis Closer Still, où James Cox chante fort, jouant de ses deux micros et accompagné par des musiciens au jeu efficace, mais qu’on peine à remarquer sur scène, tant ils s’effacent derrière la prestation de leur chanteur. La fièvre continue de monter sur un morceau inédit, Silhouettes, mais le public est surtout ravi de se frotter aux harmonies tapageuses de Healing, suivi de titres qui fonctionnent tout aussi bien, particulièrement The Itch où James Cox montre qu’il maîtrise sa voix, qui n’est pas seulement outil de vocifération. Définitivement à son aise sur scène, le groupe joue fort, et sait fédérer son public, y compris avec des titres issus de leurs premiers EP (Hang Me High, Pray). La soirée touche à sa fin et on n’aura pas vu filer l’heure, conquis par la vigueur des Britanniques, même si l’on regrette une telle disparité sur scène, entre un chanteur véhément et des musiciens à l’immobilité parfois déconcertante.
Que ce soit face à l’anticonformisme de Servo, ou au contraire devant Crows jouant efficacement de leurs influences, on sort conquis par l’énergie tantôt singulière, tantôt familière, de deux groupes dont on se réjouit d’entendre davantage parler à l’avenir.
Texte : Marion des Forts
Photos : Robert Gil
Bonjour, trés bon compte rendu de ce concert.