Dompter les ténèbres pour mieux appréhender la lumière, c’est le tour de force opéré par The Murder Capital hier soir au Trabendo, convoquant avec aisance les tréfonds d’un post-punk torturé pour que jaillissent avec fracas de nouveaux horizons plus radieux.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le virage entrepris avec Gigi’s Recovery a été remarquablement bien négocié et accueilli. Le soir du 13 février 2023 a été celui du retour bienvenu de The Murder Capital dans une salle parisienne, et cette fois-ci c’est le Trabendo, qui affichait complet, qui a ouvert ses portes à une foule agréablement hétérogène : des jeunes, des moins jeunes, des fans de la première heure et d’autres ayant découvert le groupe avec leur retentissant second album paru il y a quelques semaines. S’il y a davantage rupture que continuité entre les deux albums du groupe, ils se marient prodigieusement bien sur scène, et confirment leurs ambitions, celles de se défaire de l’étiquette étriquée de « post-punk », en nous offrant une danse frôlant la transe, intense et salvatrice.
En première partie, c’est Junior Brother, déjà aux côtés du groupe sur sa tournée en 2020, qui vient siéger sur scène. Chemise à carreaux et pantalon rouge, guitare acoustique à la main et tambourin au pied, le jeune Irlandais assis sur son baril nous livre une musique folk qui déborde un peu du cercle du feu de camp, avec des accords frôlant la dissonance mais chaleureux, et une voix tout à la fois nasillarde et réconfortante. Drôle de personnage donc, qui nous apprend ce qu’est un capo de guitare, entre autres pointes d’humour, tout en enchaînant des compositions folkloriques mais non moins intelligentes. Avant de finir sur un morceau issu d’un nouvel album à paraître, Junior Brother nous souhaite le meilleur, chante les louanges de Paris et de ses confrères s’apprêtant à monter sur scène, le tout dans une atmosphère détendue, devant un public bien calme avant la tempête qui s’annonce. En somme, si la performance n’était pas marquante, elle se laissait entendre et apprécier.
Un clair-obscur augural, associé à la pesanteur d’Existence, accueille les cinq Irlandais de The Murder Capital ; d’abord les quatre musiciens, puis James McGovern, dont la silhouette quasi divine vient fendre la lumière des projecteurs. Ce clair-obscur, c’est d’ailleurs celui qui pourrait qualifier la performance du groupe ce soir-là, où le sincère optimisme de Gigi’s Recovery est venu percer le cynisme alarmé de son prédécesseur When I Have Fears, au moyen d’une setlist habilement élaborée.
Ils embrayent très bien avec Crying où le talent de chacun des membres ne se fait pas prier pour se faire entendre. La basse de Gabriel Paschal Blake est percutante d’entrée de jeu, alors que Damien Tuit et Cathal Roper (guitaristes) délivrent la recette de l’escalade dérangée du morceau. Le public s’échauffe sur les refrains de Return My Head, les pieds trépignants sur le rythme marqué par Diarmuid Brennan à la batterie. Le sourire aux lèvres, McGovern arpente la scène, balance des « Yeah », se délectant certainement par avance à l’idée de voir se déchirer la foule à l’instant même où retentissent les premiers accords de More Is Less. La fièvre monte immédiatement, les corps s’arrachent suffisamment pour que le chanteur se hisse pour la première fois sur le public, livrant des regards perçants, tout en empoignant bras et mains tendus, à son aise sur une foule déjà bouillante.
S’emparant du pendule en plein vol, le groupe suspend notre ardeur en entamant The Stars Will Leave Their Stage, où guitares menaçantes et langue prosodique mènent une danse macabre, avant de laisser nos oreilles s’engloutir à corps perdu dans la brèche offerte par For Everything. Les musiciens cèdent à nouveau à l’incandescence, de la basse furieuse jusqu’aux deux guitares survoltées. McGovern fait les cent pas sur une scène qu’il a décidément apprivoisée, le tout avec une classe manifeste. L’ambiance est à la frénésie, les corps se lâchent, les cœurs aussi, alors que toute la salle entonne jusqu’à la toute dernière seconde le refrain sentencieux du morceau.
On regrette peut-être ensuite le calme un peu trop monacal et épuré de Belonging, car un intermède de cet acabit aurait pu être occupé par le seul On Twisted Ground qui lui donne suite, renversant de sensibilité. Cette fois-ci, le silence de la salle prend une autre couleur, l’émotion s’y installe, les yeux se ferment et les corps se bercent au rythme d’une basse qui se met à nu pour cueillir la voix d’un McGovern ravivant et apaisant à la fois la douleur du deuil.
The Lie Becomes the Self introduit ensuite avec finesse la partie la plus fameuse du set. Une certaine ivresse s’empare à la fois du groupe et du public ; on trépigne, non plus à l’idée de crier son désespoir, mais à celle de clamer sa résilience sur Gigi’s Recovery. La suite relève d’une savante alternance entre des morceaux du premier et du second album. La rythmique implacable de Green & Blue cède la place à une interprétation bluffante de We Had To Disappear, avant de basculer sur Feeling Fades à la recette diablement efficace : imaginez une foule exultante, tout en supportant le poids d’un McGovern déchaîné, de quoi rappeler un Joe Talbot à ses belles heures. Et pourtant, et c’est là la virtuosité de ces enchaînements, car le plus mélodique Only Good Things passe très, très bien à sa suite.
L’expérience est déjà paroxystique, mais c’est sans compter sur l’explosion provoquée par Don’t Cling To Life et un groupe qui n’en finit plus de contenter son public. Enfin, après presque 1h20 de concert, le glas de la fin sonne avec Ethel. Nos émotions saturent, la basse aussi, mais ça n’entache pas tant ce prodigieux final, où McGovern ne résiste pas à prendre un dernier bain de foule, après avoir traversé la scène de part en part et attisé une dernière fois l’ensemble du public : l’acmé parfaite, d’un set qui n’a fait que monter en puissance en naviguant adroitement entre exaltation et dépassement d’un obscur fatalisme.
Il n’y avait qu’à rester dix minutes supplémentaires dans la salle et ne pas voir la foule se dissiper, trop occupée à acclamer les cinq Irlandais qui s’étaient pourtant éclipsés derrière la scène, pour comprendre que ce soir-là, et si ce n’était pas déjà fait, The Murder Capital a amplement conquis leur public. Si des doutes légitimes pouvaient subsister à la sortie de Gigi’s Recovery, force est de constater que le groupe sait où il va, si bien qu’il serait peut-être temps de ne plus les considérer dans l’ombre de leurs confrères dublinois des Fontaines D.C., mais au contraire à l’orée d’un nouvel horizon, celui de la tragédie à fin heureuse.
Texte : Marion des Forts
Photos : Robert Gil