Kirill Serebrennikov revient sur la relation duplice et aliénante entre Tchaïkovski et sa femme Antonina Miliukova, magnifiant cette perdition amoureuse à travers un cadre évidemment classique (très belle reconstitution d’époque) et une singularité dans la mise en scène qui exclut style et manières trop policés.
Au premier regard, elle tombe amoureuse de lui, là, dans ce salon mondain où il brille, souriant et volubile parmi les invités, et même folle amoureuse, car de cette passion, sinistre et dévorante, elle en deviendra folle très justement, et puis finira à l’asile, et puis y mourra. Antonina Miliukova épouse ainsi, en juillet 1877, le célèbre compositeur Piotr Tchaïkovski après qu’elle l’ait attendu, se soit morfondue des mois, lui ait envoyé des lettres enflammées qui le laissèrent impassible, interdit à la limite. C’est que leur union se fonde sur une méprise, n’est qu’un truc arrangé de toute façon : elle est submergée par lui et par sa musique, prête à tout accepter (le dédain, la distance, les regrets…) pour quelques miettes de sa considération, et lui est un homosexuel au placard obligé de taire les rumeurs en se soumettant aux convenances sociales, ne l’aime certainement pas, la rejette, répugne même à la toucher ou à ce qu’elle le touche.
Le film racontera donc cette fascination, et même cette obsession, voire cette vampirisation. Kirill Serebrennikov ne lâche pas d’une seconde Antonina (Alyona Mikhailova, intense), la traquant dans sa quête impossible, désespérée surtout, comme elle traque ne serait-ce qu’un frémissement de sentiment de la part de Tchaïkovski qui, pourtant, use du moindre stratagème pour la tenir éloignée de lui. Ne comprend-t-elle donc pas ? Non. Oui. Sans doute. Antonina s’enferme dans sa logique d’espoir et de résistance (en refusant par exemple de divorcer) tout en se consumant. Et Serebrennikov d’accentuer cet enfermement en filmant presque exclusivement en intérieurs (avec cette impression, à la fin, d’avoir peu vu le jour pendant les deux heures et demie du film), intérieurs où Antonina s’épuise et se cogne, à l’agonie tant dans sa relation, aliénante, avec son « époux » que dans une société duplice, figée dans un patriarcat prompt à ne faire aucun cadeau aux femmes.
Préférant prendre ses distances avec le biopic formaliste (on ne voit guère et on n’apprendra pas grand-chose sur le compositeur, et pour cela il faudra plutôt revoir le Music lovers de Ken Russell), Serebrennikov a pris le parti de mettre en lumière Antonina (le scénario s’inspire en grande partie de ses mémoires), de rendre honneur à une femme prise au piège de ses propres passions, rejetant vérités et injonctions, mais rattrapée par l’emprise des sens. Serebrennikov magnifie cette perdition amoureuse en travaillant à la fois un cadre évidemment classique (très belle reconstitution d’époque) et une singularité dans la mise en scène qui exclut style et manières trop policés, mais au contraire implante le film dans une sorte d’atmosphère étouffante et sépulcrale telle une mise au tombeau. De vertige hallucinatoire comme un mauvais rêve qui n’en finirait pas et dont Antonina, c’est certain, ne reviendra pas.
Michaël Pigé