Paramore, chapitre 6. Où le narrateur s’aperçoit, avec un étonnement timide, que Paramore est sans doute le seul groupe pop rock des années 2000 à encore représenter une réelle exigence artistique, dans un genre qui ne cesse de se mordre la queue pour en tirer de l’oseille.
Le second effet le plus indésirable du succès d’une grosse arnaque comme Machine Gun Kelly est le mimétisme qui en découle. Le premier, bien sûr, est la musique du gars. Juste derrière, en seconde place du podium chiasseux des conséquences perverses, trône ce regain d’intérêt pour un style qu’on espérait enterré depuis quinze ans. On le sait, le mainstream n’est jamais à court de nouvelles tendances insupportables et il y a déjà fort à faire pour esquiver les daubes que le futur nous balance. C’est le jeu, il faut s’y résigner. Justement, autant ne pas avoir à surveiller par-dessus notre épaule, au cas où un truc vicié et vicieux se logerait avec traîtrise dans notre fesse gauche au moment le plus inopportun. Blink-182, ex-cadors du pop punk de supérette, ont récemment réintégré Tom DeLonge pour un album avec leur line-up « historique ». Youpi ? Certainement pas. Sum 41, autre institution matriculée de l’époque, est également en studio. Et Simple Plan a sorti un truc l’an dernier. Simple Plan, putain. Doit-on aussi s’attendre à revoir Good Charlotte et Yellowcard hanter les charts ? C’est logique, après tout. Ça fait vingt ans, les gens ont oublié et ceux qui s’en rappellent sont peut-être devenus nostalgiques. Et donc, forcément, quand Marshall Mathers a mis très, trèèès cher à Colson Baker, ce dernier a changé de pâture pour se recycler dans l’emo punk en mort cérébrale. L’industrie a flairé la thune et c’était reparti. Vingt piges, c’est le moment de commercialiser le passé. S’il y a du bon, c’est tant mieux. Si c’est naze, c’est pareil. La daube d’hier deviendra la madeleine de prout d’aujourd’hui, de plus en plus vendue à mesure qu’elle moisit.
Ce serait oublier que la seule raison de revenir au pop punk millénial est, justement, de l’avoir oublié. L’amnésie est littéralement la seule justification pour ressortir un truc comme Enema of the State de votre cave, où le cd servait probablement de soucoupe à raticide. Ah non ? Dans le jardin ? Pour éloigner les oiseaux du potager ? Oui oui, ça marche aussi. On reste dans le thème des trucs nuisibles, c’est tout bon. Bref. L’émergence de Green Day, qui ont rapidement rejoint U2 dans le créneau du rock édulcoré pour bourrage de stades, demeure le vestige le plus tangible de toute cette affaire. Une popularité qu’il faut replacer dans son contexte. Quand vos rivaux sont The Offspring et Blink-182, la compétition peut aider à paraître crédible. Autre exemple bien connu : Avril Lavigne. Si le visage de la canadienne n’a pas pris une ride en vingt ans, sa musique est elle aussi inchangée. Après avoir divorcé de Deryck Whibley, puis de Chad Kroeger, la girlfriend la plus skateuse du nouveau millénaire est actuellement fiancée à Mod Sun, qui produit ses albums sur lesquels on trouve notamment Yunglbud en featuring. Cette phrase à elle seule pourrait suffire à retracer l’évolution du mauvais rock radiophonique des vingt dernières années. Si aucun de ces noms ne vous évoque quoi que ce soit, je vous félicite d’avoir ainsi pu vous protéger de tant de plastoc auditif. L’ignorance est parfois le bonheur, il est vrai.
Et puis, il y a le cas Paramore. Un groupe au potentiel ambigu, que la période de ses débuts aurait pu aiguiller vers ses travers les plus agaçants comme vers le haut de son panier. Au programme, un pop punk vaguement emo, vaguement rigolo et qui, sans être le pire de ce qui se faisait à l’époque, ne semblait pas construit pour durer. Sauf qu’évidemment, avec la vague de madeleines avariées, l’économie a changé. Paramore seraient maintenant libres de ressortir tous leurs fantasmes skate punk les plus rances pour aviser la quarantaine avec un compte en banque gonflé par la ringardise cynique. Sauf que… Sauf que… C’est précisément l’inverse qui est arrivé. Quand bien même Paramore bénéficient d’un passé largement plus reluisant que la plupart de leurs contemporains (ce qui, encore une fois, est un mérite à nuancer), ils semblent s’en foutre pas mal, du passé. En fait, plus on dézoome sur leur carrière, plus on se rend compte que le groupe n’a jamais cessé d’évoluer, creusant son sillon en raffinant sa grammaire. Après trois albums (All We Know Is Falling, Riot! et Brand New Eyes), Paramore avait obtenu un statut proche de celui de Garbage pour la génération précédente. Un groupe à la fois mainstream et indie, mélodique et pugnace, sorti un peu plus tardivement que la majorité des artistes de la période, et mené par une rouquine à forte personnalité. Hayley Williams s’était très vite imposée comme la chanteuse la plus enthousiasmante de la scène pop rock à gros budget. Une sorte de fée clochette du Mississippi, haute comme cinq pommes (1,57m) mais au charisme ahurissant et à la voix aussi kaléidoscopique que ses couleurs de cheveux. Le timbre immédiatement reconnaissable et l’agilité bluffante de la jouvencelle nous avaient même mis d’accord avec John Mayer (c’est dire), qui l’avait surnommée « The Great Orange Hope ».
En 2009, avec tout juste cinq ans d’existence au compteur, Paramore avaient déjà réussi un truc rare. Ils étaient tolérables. Vraiment énergiques sur scène, vraiment pop sur cd, l’exemple parfait d’un groupe dont, avec un tant soit peu de bonne volonté, on disait « bon, c’est pas mon truc, mais je préfère qu’ils aient du succès, plutôt que *insérez n’importe laquelle des autres références de cet article* ». Et puis, en 2013, arrivait l’album éponyme, et on sentait qu’un truc changeait. Paramore était un pot-pourri ou le rock alternatif (Now, Fast in My Car, Anklebiters) côtoyait des méga-tubes diablement efficaces (Still Into You, Ain’t It Fun), figurant ce que No Doubt auraient pu offrir après une greffe d’intégrité. Tandis que leurs contemporains usinaient des albums sans saveur (Green Day), trouvaient de nouveaux ingrédients pour rendre leur soupe encore moins digeste (Blink-182) ou glissaient mollement dans l’oubli (The Offspring), Paramore semblaient en avoir encore pas mal sous le capot. La conversation était devenue « Il y a du potentiel, voyons ce qu’ils vont en faire ». After Laughter avait été une première réponse. En 2017, la nostalgie eighties avait le vent en poupe, et Paramore donnaient l’impression de naviguer au moteur. Point de fétichisme opportuniste dans leurs influences old school, seulement la préoccupation d’en tirer un mouvement vers le futur. L’album fut un succès commercial (l’irrésistible Hard Times, méga-tube taillé pour les festoches) et critique, avec nombre de sources « crédibles » confessant leur bonne surprise. Loin de se reposer sur leurs lauriers, Paramore n’avaient même pas l’air de s’être rendus compte qu’ils avaient poussé. Dès lors, que leur importait qu’un bourgeon comme Olivia Rodrigo (pourtant trop jeune pour avoir poncé Riot! durant ses années de collège) calque le refrain de Misery Business pour son tube good 4 u ? Si leur ajout aux crédits d’écritures de la chanson a quand même dû leur faire plaisir, Hayley et ses sbires se disaient plus concentrés sur leur futur que sur leur passé. Louable intention, mais encore fallait-il s’y tenir.
Imaginez donc l’ampleur du bordel quand on se rend compte qu’en 2023, Paramore signe l’un des meilleurs albums de ce début d’année. Un très bon album, peut-être même le meilleur de leur discographie. Comme pour donner raison à son titre, This Is Why justifie la longévité d’un groupe qui, à force de persévérance et d’exigence, a fini par conquérir ses lettres de noblesse. Le groove très Talking Heads de la chanson-titre reprend une partie de l’argumentaire de l’album précédent, avec toutefois une différence de taille : la pop est au second plan. La production est nette, sèche, matte et presque austère par endroits, tranchant immédiatement avec le glaçage pop (très réussi, au demeurant) de After Laughter. On se dit que c’est peut-être juste une intro pour faire taire les fines bouches. Et là, il se produit un truc incroyable. The News est une vraie tuerie. Un post-punk speedé à la Savages, qui fera à coup sûr des merveilles en live. On retrouve les refrains distordus des premiers albums, mais ils sont désormais débarrassés de tout oripeau skate punk à mèche colorée. Le son d’un groupe qui, quand il remonte ses manches, a de quoi vous froisser les côtes avec autant de poigne que le meilleur de la scène indie rock du moment. La batterie défonce tout, les guitares crissent et crachent, la basse sautille de riff en riff et Hayley, comme souvent, parvient à convoquer en studio une énergie que beaucoup réservent à la scène. Liar, également, est foutrement bien chantée. Son refrain chatoyant à la Radiohead aurait largement eu sa place sur un des récents albums solos de la chanteuse.
Sur Running Out of Time, qui débraille les guitares avec une verve quasi-british, Hayley danse pour mieux courir après les secondes en multipliant les excuses (there was a fire… metaphorically / be there in five… hyperbolically). You First est une nouvelle occasion de faire vrombir la section rythmique et fumer les guitares, dans un registre à ranger pas loin du dernier Suede. Le refrain est énorme, les riffs sont taillés pour le live et la batterie est un bel exemple de bastonnade sophistiquée. Sous des arpèges indie qui n’ont rien à envier à Alvvays, Big Man, Little Dignity tente quelques trucs subtils, incorporant une clarinette basse et une flûte traversière qu’on jureraient resquillées chez John Barry. On les retrouve à nouveau sur Figure 8, où elles se fondent dans un groove diabolique, éclatant sans prévenir en un refrain rageur à souhait. C’est Comme Ça trémousse du cul sur un beat dance rock et en profite pour faire rugir les guitares dans ses virages les plus serrés. Sur Crave, le groupe n’hésite pas à flirter avec la new wave en imbibant ses accords de chorus. Le refrain hymnique aurait de quoi intimider le commun des vocalistes, mais Hayley y est comme un poisson dans l’eau, conférant une émotion décuplée à un titre dont le dénuement aurait pu déconcerter après des passages plus densément arrangés. Thick Skull, en fin d’écoute, est un excellent exemple de ballade bien conçue, avec cette morgue art rock à la Radiohead qui amplifie chaque nuance, nous laissant suspendus aux ultimes notes de l’album.
Autre constat qui a son importance : Zac Farro est un putain de batteur. Certes, il suffisait d’écouter sa charge volcanique sur Misery Business (pas la meilleure chanson du groupe, mais la plus connue) pour s’en rendre compte dès 2007. Après avoir quitté Paramore en 2010 avec son frère Josh (ancien guitariste du groupe) Zac a repris son poste en 2016, et force est de constater que sa participation est cruciale en studio comme sur scène. Loin de se borner à être un musicien doué dans un groupe connu (après tout, même une sale blague comme Limp Bizkit compte au moins un talent dans ses rangs en la personne de Wes Borland), son jeu est véritablement l’un des organes vitaux de Paramore, dont il propulse chaque bifurcation stylistique avec une précision sans faille. Que ce soit sur les grooves clinquants de After Laughter, les effusions heavy punk de Riot! ou sur la totalité de This Is Why, où il alterne entre pulsation mélancolique et caisse claire cabriolante, le gars est toujours impeccable. Quant à Taylor York, que les interviews récentes ont révélé comme un grand anxieux, perfectionniste et difficilement convaincu de sa valeur, on aurait envie de le rassurer, sans flatterie aucune, par un simple constat de faits. Son approche rythmique faussement minimaliste, son écriture sophistiquée et sa grande finesse de jeu en font l’artisan providentiel de cet album. Là où les travaux précédents du groupe pouvaient parfois camoufler ses parties dans des tubes ravageurs au mixage rusé, l’esthétique arty et organique de ce nouvel opus met un sacré coup de projecteur sur son talent, que ce soit à la guitare ou aux claviers.
Pourtant, à peine dissimulé derrière ce faste triomphant, l’album a un second visage. Celui de l’intranquillité générée par un monde nous isolant trop finement des centres de nos névroses. Hayley en sait quelque chose, elle qui a fait une croix sur les réseaux sociaux depuis 2021. Son maniérisme actuel est moins le rugissement d’une pop star très en voix que l’irritation palpable d’une personne tenant à faire savoir que sa patience commence à flancher. Paramore n’était pas un groupe qu’on s’attendait à voir devenir revêche, mais il se trouve que ça leur va extrêmement bien. Sur This Is Why, la frustration n’est jamais feinte et la rage affleure sous l’entrain des mélodies, via des textes que votre serviteur, une fois n’est pas coutume, prendra la peine de paraphraser dans la langue de Frédéric François. D’entrée, la chanson-titre met le programme à plat. « Si tu as une opinion, tu devrais peut-être te la carrer… ou peut-être la hurler, mais il vaut sûrement mieux la garder. » Le pop rock peut parfois donner à penser que son fond est aussi lisse que son image, mais This Is Why fait sa fête au cliché. « En une année, j’ai pris cent ans », commence Hayley sur C’est Comme Ça, détaillant tourments hormonaux, dépendances chimiques et névroses, avant de revendiquer avoir besoin d’un « certain niveau de trouble » pour pouvoir fonctionner librement. Le haussement d’épaules faussement léger du refrain éponyme renverra chacun à ses propres profondeurs non-sondées. Reste à savoir comment vous choisissez de les traverser… ou pas.
Le texte de Big Man, Little Dignity croque une figure méprisable dont on ne sait si elle est issue du passé ou, au contraire, l’incarnation de tout ce que le présent peut offrir d’antipathique. Les paroles de You First sont empreintes d’une rage qui laisse pantois. « Je pensais m’apaiser avec l’âge, mais pas moyen de virer le petit diable sur mon épaule. Nous sommes tous malfaisants et il est impossible de savoir qui est le pire. Le karma nous aura tous, j’espère juste que tu y passeras avant moi. Je n’ai jamais dit que je n’étais pas mesquine et je t’assure que je ne le regrette pas. C’est un plaisir. C’est le moment de rendre des comptes ». Un conflit rendu intérieur par le texte de Thick Skull, une rumination décomplexée où la chanteuse confie sa lassitude, dévoilant la frustration derrière son image et plaidant coupable quant à sa difficulté à apprendre de ses traumatismes. C’est beau, c’est déchirant et ça impressionne sacrément. This is Why. Un album dont le titre sonne comme une ironie de fond, quand les textes réaffirment continuellement l’insaisissable complexité du genre humain. Néanmoins, sur le plan formel, la réponse est une affirmation pleine et entière. Le son d’un groupe qui n’a pas peur de faire fuir les fans de ses débuts, et pourrait bien conquérir tous ceux que la même période pouvait agacer ou laisser de glace. Si Paramore n’était pas un truc pour vous il y a quinze ans, c’est très probablement le cas en 2023. Comme pour donner à cette évolution le sens d’une réconciliation, ce nouvel album émeut par sa volonté de tendre une épaule réconfortante et désormais adulte aux gosses que furent Hayley et ses amis il y a quinze ans. Un bilan temporel bouclé dans un grand câlin circulaire, de ceux qui, loin de masquer les tourments de notre monde, servent surtout à donner la force de repartir les affronter.
Mattias Frances