« La Septième Fonction du langage » : enquête et ramdam au pays du langage

1980. Roland Barthes, le célèbre sémiologue est renversé en traversant la rue. Est-ce le langage que l’on assassine, ou une fonction secrète aux pouvoirs insoupçonnés cachée dans l’esprit de l’intellectuel français ?

La Septième Fonction du langage - Xavier Bétaucourt & Olivier Perret
© 2022 Steinkis / Bétaucourt / Perret

Langage en cases

La Septième Fonction du langage est l’adaptation en BD du roman du même nom à la fois drôle et foisonnant de Laurent Binet publié en 2015 , dont l’intrigue fondamentalement littéraire fait traverser les années 1980-1981 et sa faune intellectuelle.

La Septième Fonction du langage - Xavier Bétaucourt & Olivier PerretPermettre à ce roman de trouver une expression en bande dessinée n’allait pas de soi, tant le langage y est au premier plan. C’était sans compter sur l’inventivité des auteurs qui permettent de recentrer l’histoire sur l’enquête policière, entre James Bond et OSS 117, avec un soupçon de La Chèvre pour un tandem improbable formé à la hâte entre un policier baroudeur réac et d’un jeune prof sémiologue intellectuel de gauche. La septième fonction du langage se trouve ainsi mise en cases en usant d’astuces narratives qui offrent une mise en abyme à l’histoire, avec une légèreté habile qui prodigue sans forcer réflexion et sourire. Car si le décor est sérieux, celui de la réflexion sur le pouvoir du langage, l’enquête apporte son lot de rebondissements improbables mettant en scène des personnages de la vie réelle. Mais au fond, comme le rappellent les auteurs, qu’est-ce que le réel ?

Exquises eighties

L’intrigue démarre comme une Renault 16 lancée dans les rues de Paris et offre un voyage en classe internationale de l’Italie aux États-Unis pour y croiser les intellectuels de l’époque parmi lesquels Umberto Eco, Michel Foucault, Julia Kristeva, Philippe Sollers, Michel Derrida, Françoise Sagan et les politiques Valéry Giscard d’Estaing, Jack Lang, François Mitterrand parmi d’autres. Il manque juste pour un tableau parfait Jacques Lacan qui figure dans le roman et pas dans la BD, mais son absence pourra à défaut illustrer la notion de manque chère au psychanalyste. Nous sommes alors plongés au milieu des années 80 et 81 dans ce petit théâtre de la scène intellectuelle internationale, offrant d’inspirantes envolées théoriques comme des moments allant du pathétique au comique. Nul doute, cette BD parle bien de l’être humain, avec ses éclairs de génie et ses ambitions rabougries. Les personnages invoqués agissent à la fois potentiellement comme dans le monde réel et comme des marionnettes que les auteurs agitent sous nos yeux, véritable petit théâtre ancré dans cette période charnière où Giscard d’Estaing cède la place à Mitterrand, dans un foisonnement des idées, d’une audace dans la pensée et de la politique comme projet. Nul doute qu’il s’agit bien d’un retour dans le passé ! Sans passéisme aucun, cette scène de fond rappelle la pensée vivifiante d’alors, toujours mentionnée dans les réflexions universitaires ou philosophiques. Côté décor, l’ambiance de la BD reflète cette période dans le choix des couleurs comme dans le design des personnages.

Chacun cherche sa langue au Chat

Parler du langage à l’heure où une intelligence artificielle se met à inventer des dialogues et des histoires montre bien l’actualité de l’affaire. L’enquête du duo policier et sémiologue illustre à merveille que le langage n’est l’apanage de personne. Tout le monde parle, et ce qu’il dit, montre, comment il se comporte, est langage et fait signe. Quelle meilleure enquête que celle bardée de signes linguistiques ? Les corps parlent aussi dans cette BD aux traits juste grossis pour les faire apparaître comme évidents. La carrure et les sourcils épais du policer, l’allure frêle et les lunettes comme deux fenêtres d’yeux pour le professeur de sémiologie confèrent à ce duo une allure parlante d’emblée. Qui dit langage dit pouvoir et sexe (si, si, puisque je vous le dis), et de ce côté aussi les personnages sont servis dans des scènes où se démêlent les langues, chacun cherchant cette étrange septième fonction du langage pour des raisons qui lui sont propres. Car le langage a un pouvoir. Comme les auteurs le rappellent par la bulle d’Umberto Eco, il est bien question de « la maîtrise de l’arme la plus puissante : le langage ». Cette arme de discussion massive est ainsi au cœur de l’intrigue menée avec une légèreté grinçante, ramenant les figures intellectuelles à leurs petits travers, avec un humour qui ne cède rien à la réflexion. Si ce n’est pas une preuve d’intelligence, je ne m’y connais pas !

Anthony Huard

LA SEPTIÈME FONCTION DU LANGAGE
Scénario : Xavier Bétaucourt
Dessins : Olivier Perret
Couleur : Paul Bona
Éditeur : Steinkis
144 pages – 23 Euros
Parution : 10/11/2022

LA SEPTIÈME FONCTION DU LANGAGE – Extrait :

La Septième Fonction du langage - Xavier Bétaucourt & Olivier Perret
© 2022 Steinkis / Bétaucourt / Perret