Il a fallu attendre plus de dix ans ce nouvel album du groupe le plus important du Rock belge, et, heureusement, How To Replace It montre que dEUS n’ont pas perdu leur goût pour l’aventure ni leur originalité. De bonnes nouvelles de la « zone morte », donc…
Ce n’est pas parce que la Belgique remporte en ce moment tous les suffrages dans le domaine de la variété grand public plus ou moins (plus que moins, admettons-le) basse-du-front qu’il faudrait oublier qu’il s’agit là du pays d’Europe (continentale, hors Grande-Bretagne donc) qui a toujours produit le meilleur Rock. Alors qu’en France, avoir des artistes de niveau international dans le Rock est un phénomène très récent – dont on se réjouit chaque jour ici -, voilà des décennies que les Belges tiennent le haut du pavé. Et parmi les meilleurs des meilleurs, le premier nom qui vient à l’esprit est celui de dEUS, formation littéralement colossale – d’ailleurs pour se donner un tel nom, il fallait avoir du souffle, non ? – depuis le début des années 90…
Le retour de dEUS avec un nouvel album studio, avant une réapparition sur scène, le lieu où ils excellent particulièrement, met fin à un silence de plus de 10 ans… Et constitue forcément l’un des événements musicaux de ce début 2023 ! Mais l’autre face de la pièce, c’est que le groupe était attendu au tournant : leur production des années 2000 marquait une sorte de normalisation formelle, et distillait un sentiment décevant qu’ils étaient rentrés dans le rang, ou tout au moins souffraient soit d’un manque d’inspiration, soit d’un défaut d’ambitions.
L’introduction martiale, en forme de démonstration de force, de How To Replace It s’ouvre sur une citation de Francis Lai (les percussions de Aujourd’hui c’est Toi) et se termine sur un délire free digne de combos du genre The Fat White Family ou Viagra Boys). dEUS cherchent à nouveau à surprendre, au point de ne pas craindre d’aller vers une certaine grandiloquence.
« I came back from a firestorm / News from the deadzone / But I ripped up the info / I wore black like a widow / White noise in my headphones… » (Je suis revenu d’une tempête de feu / Avec des nouvelles de la zone morte / Mais j’ai déchiré les informations / Je portais du noir comme une veuve / Il y avait du bruit blanc dans mes écouteurs…) : Must Have Been New nous ramène sur des territoires stylistiques plus habituels pour le groupe, mais les paroles de Tom Barman clarifient le « pourquoi ? » personnel de cet album, retrouver la lumière après une période difficile. Et annoncent l’ambition du disque, un retour vers l’essentiel de la musique de dEUS, vers une certaine rugosité qui puisse élève les mélodies plutôt accueillantes du groupe vers… autre chose. Le problème de How To Replace It est que cette promesse-là ne sera pas totalement réalisée, Barman et dEUS hésitant en permanence entre audace et réconfort, comme s’il s’agissait parfois de caresser leur public fidèle dans le sens du poil…
https://youtu.be/Gx206aFD6Wg
Ainsi 1989, chanté en duo avec la bassiste-chanteuse Lies Lorquet, joue avec une efficacité un peu conventionnelle la carte de la nostalgie : un titre pour les charts ? Ou bien au contraire pour pouvoir mieux consoler ceux qui ont perdu un être cher ? A l’inverse, tout en restant élégant, voire suave, le sombre Dream Is A Giver rappellera aux fans inconsolés de The Ideal Crash que Barman reste très fort quand il s’agit de traduire la douleur et la tristesse : « You are in charge of the rain, you place the pain where you want to / And I am feeling your shame it feels like I am you » (Tu es responsable de la pluie, tu places la douleur où tu veux / Et je ressens ta honte, comme si j’étais toi…).
Le crescendo de Pirates confirme qu’on a affaire à un groupe incomparable quand il s’agit de porter à l’incandescence ce qui semble d’abord une balade mid-tempo plutôt paisible. L’excellent Simple Pleasures, groovy et synthétique, sur lequel s’entremêlent et se répondent voix masculine et féminines, injecte une dose bienvenue de sensualité vaguement effrayante. Never Get You High, chaloupé, soul et charnel, nous remémore combien le succès de Balthazar doit aux pistes ouvertes en son temps par dEUS.
Le très accrocheur Why Think It Over (Cadillac) s’inscrit dans une tradition plus rock, plus tranchante, avec quand même un refrain soul porté par des synthés tour à tour suintants et scintillants. Love Breaks Down est la ballade la plus déchirante du disque, le moment où on se souvient que dEUS n’est pas seulement un groupe sombre, mais ne se refuse pas à un certain romantisme fleur bleue.
Le final en forme de Blues Polaire sur des guitares grinçantes bénéficie d’un texte – largement parlé un peu à la manière d’un Bashung – en français, qui confère une tonalité différente à la voix de Tom Barman : « Dans le coin, après un concert, gâté d’une vista panoramique de gens en détente post-hystérique, je me relaxe avec nonchalance étudiée, finissant ma vodka Redbull. Le rush du sucre et de l’alcool coïncidant avec ton arrivée inattendue, jaillie du seul petit coin insoupçonné de cette baraque. Tu te présentes polyglotte, et tu murmures des paroles de science et de psychologie. Une histoire d’amour se développe comme un polaroid paresseux de dévoiler ses vrais couleurs… »… Une conclusion surprenante mais passionnante.
Bref, même si How To Replace It n’est pas le nouveau chef d’œuvre qu’on est en droit d’attendre de dEUS, il témoigne d’un retour de la pugnacité et de l’imagination d’un groupe qui nous a, oui nous a tellement, manqué. On peut par contre regretter l’annonce du départ du guitariste Bruno De Groote qui livre ici un travail aussi remarquable qu’à son habitude : il nous manquera lorsqu’il s’agira de conférer à ces chansons l’habituelle puissance scénique de dEUS…
Eric Debarnot