Le festival des Nuits de l’Alligator nous a offert ce samedi un double programme fascinant, avec les Death Valley Girls et ALIAS, qui ont tous deux envoûté le public de la Maroquinerie.
C’était évident, mais on le regrette : les Parisiens avaient l’embarras du choix quant au concert auquel se rendre ce soir-là. C’est ce qui explique certainement une Maroquinerie trop peu remplie pour deux groupes qui ont pourtant conquis leur public, en côtoyant chacun leurs propres démons.
C’est ALIAS, le projet porté par le compositeur Emmanuel Alias, accompagné de trois musiciens venus tout comme lui de Montréal, qui ouvre la soirée avec une performance psychédélique, déroutante mais passionnante. La curiosité était de mise pour ce chanteur aux allures de bobo hippie chic, avec son pantalon rouge, son gilet tricoté et ses cheveux longs et en désordre ; un personnage dont la désinvolture n’est pas sans rappeler la dégaine d’un Kurt Cobain. Pour autant, il dégage une indéniable sympathie, ce cool kid montréalais, et on embarque volontiers avec lui, même si la destination nous est inconnue. De toute manière, difficile d’anticiper quoi que ce soit avec ALIAS, et ce serait gâcher le plaisir de la traversée que de vouloir contraindre à une esthétique ce personnage dérangé, au regard tantôt attendri, tantôt terrifiant. On l’observe, amusé, se déhancher, le regard halluciné, les dents serrées, sur Les bois perdus ou What A Shame, deux morceaux issus de du dernier album Jozef, où précisément, Emmanuel incarne ce personnage effronté, excentrique et aux multiples personnalités.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce Jozef se débrouille très bien sur scène, se plaisant à jongler entre stoner rock et fuzz planant à souhait, le tout en distribuant des regards dantesques, desquels on détournerait presque le nôtre. Qu’on ne croie pas trop longtemps s’accrocher à des sonorités familières, car si Pond ou Thee Oh Sees nous viennent à l’esprit, c’est un puzzle bien atypique que celui élaboré par ALIAS. Le groove de Dance with a Psychokiller vous a conquis ? Bien, mais ne vous reposez pas trop, ou la fulgurance de What A Shame, qu’on croit être une réminiscence du rock salissant des Cramps, vous fera sursauter. L’objectif d’Emmanuel Alias est clair, et il le dit : que nos oreilles se portent mal. « Vos oreilles vont bien ? Oui ? Ça ne va pas ».
I Won’t Go to Heaven, and That’s Alright : c’est le titre d’un single, mais c’est aussi le parfait mantra pour ce personnage un peu dément, toujours ambivalent, et définitivement intriguant. Start a Fire quant à lui, synthétise les intentions plurielles d’ALIAS, en nous glissant d’abord dans la torpeur au moyen d’un clavier diablement captivant, puis entreprend de nous en extirper sauvagement en embrayant avec des guitares tapageuses et fracassantes. Singulier plaisir que celui de se sentir malmené ainsi quarante minutes durant, sans cesse surpris, jamais lassé. En convoquant des titres de son premier EP It’s Not Funny So Stop Smilin’ sur la fin du set, ALIAS renoue avec un peu de légèreté, notamment sur Why Don’t You Wanna Dance ? Et comme la routine et la répétition, ça n’a pas trop l’air de correspondre à Emmanuel Alias, ce dernier vient prendre la place de son batteur en lui cédant sa guitare pour une dernière incartade qui vient entériner le talent des Montréalais. On ne peut décidément que recommander à ceux qui ne l’auraient pas déjà fait de se pencher sur le phénomène ALIAS, le projet d’un seul homme à l’identité plurielle, et qui porte définitivement bien son nom.
Seconde manche, c’est un autre ensorcèlement incarné par Bonnie Bloomgarden qui prend le relais. Dès l’installation de son clavier, la chanteuse et fondatrice des Death Valley Girls n’hésite pas à distribuer sourires et salutations à un public ravi de (re)trouver la Californienne. Ceux qui connaissent bien le groupe auront la surprise, à l’arrivée de la formation sur scène, de découvrir une nouvelle bassiste, dont on apprendra qu’elle remplace momentanément la bassiste titulaire, et ce depuis quatre dates seulement : pas simple de prendre place dans un groupe où la sororité semble être la clé de voûte du charme opéré, et si un manque d’assurance se fait parfois entendre, on ne peut que se montrer compréhensifs et saluer le courage de la jeune femme.
Cela n’empêche pas Bonnie de s’illustrer, toute de noir vêtu, de sa voix perçante, étonnamment enfantine lorsqu’elle nous adresse quelques mots doux entre les morceaux, terriblement captivante d’entrée de jeu sur Abre Camino. La faute, peut-être, à une salle trop peu remplie, ou bien à l’énergie altérée des musiciennes moins endiablées qu’à l’accoutumée, mais le public reste relativement calme, même sur le redoutable Death Valley Boogie, et en dépit du jeu efficace de la batteuse Rikki Styxx. Mais si l’atmosphère n’est pas fiévreuse comme elle a pu l’être lors d’autres performances des Death Valley Girls à Paris, on savoure l’instant différemment en admirant la remarquable évolution des compositions du groupe, du ténébreux More Dead jusqu’aux élans gospel de Sunday, titre issu du prochain album à paraître sous peu.
Ce dernier trouve par ailleurs largement son public sur le refrain de What Are the Odds auquel on ne voudrait pas trop donner raison (« We are living in a simulated world / And we are simulated girls »), mais dont la mélodie emporte l’adhésion. De la même manière, Magic Powers conquiert l’assemblée, avec quelques notes entêtantes que Bonnie marque sur son clavier, la tête en arrière et cheveux narguant le sol, tout en dispensant un chant cette fois-ci plus mielleux. Le groupe révèle également le morceau éponyme Islands in The Sky, jusque-là interprété sous le nom de code Little Fish, histoire de préserver un semblant d’anonymat sur le nom de l’album à paraître. Le titre nous rappelle aux années soixante, mais aussi au dernier album du groupe (Under the Spell of Joy), dont les compositions ne sont pas légions sur cette setlist : seul 10 Day Miracle Challenge porte l’étendard de ce quatrième disque au potentiel pourtant largement acclamé.
Certes, la connivence est moins intime et immédiate entre chanteuse et bassiste, mais c’est toujours une certaine fierté que de voir des femmes incarner un rock si personnel, à la fois lascif et démoniaque, porté par une Bonnie Bloomgarden résolument impressionnante de tendresse et de vigueur, et qui ce soir-là ne fait pas transpirer les foules, mais émeut les cœurs. Tout en chantant, elle s’aventure dans la fosse, déambule avec grâce, s’aventure jusqu’aux marches qui cerclent la salle, danse avec certaines puis remonte sur scène pour finir son set.
Alors que le prochain album des Death Valley Girls s’apprête à sortir, cette soirée est venu confirmer un fait : le charme n’est pas rompu avec les Californiennes, et on attend avec impatience l’occasion de les revoir, cet été certainement, pour que cette fois-ci puisse se déchaîner à l’unisson un public plus étoffé.
Photos : Robert Gil
Texte : Marion des Forts