Le compositeur grec Vasilis Dokakis, originaire d’Athènes et membre du groupe No Clear Mind, sort son premier album solo, Lotus, un pur joyau, ce que les plus enthousiastes qualifieront de chef d’oeuvre. Dokakis parvient à concilier les ombres étranges de Scott Walker à une espèce de Jazz déviant.
Qui y a-t-il de plus difficile à saisir que ce qui relève de l’imperceptible, de l’indicible ? Quand la douceur peut-elle prendre des saveurs douloureuses ? Quand la douleur peut-elle ressembler à une mer tranquille ? Quand cette vague peut-elle mordre le sable et s’évaporer en écume ? Quand le repos peut-il s’estomper en une mort sans bruit, au silence assourdissant ? Comment deux corps dans la pénombre d’une pièce mal éclairée peuvent-ils se rencontrer et s’unir en se délestant de toute maladresse et de toute dissimulation ? Et si de la chaleur de ces deux corps naissait un espoir inédit ? Et si de la nuit surgissait une étoile scintillante, un astre encore éveillé ?
Être saisi par le merveilleux, c’est toujours quelque part lâcher les amarres avec une certaine réalité. C’est lâcher du lest avec ce qui pèse trop sur nos épaules. Pourtant, étrangement, on peut être saisi d’une tristesse étrange, presque paradoxale, d’un sentiment qui, à la fois, rassure et en même temps met tous nos sens aux aguets. C’est onduler à vue, ramper entre des sables mouvants, se perdre parfois dans des miasmes épais pour mieux se ressaisir ensuite dans l’ombre d’une lumière, dans le noir absolu d’une nuit sans lune. C’est à cela que nous invite le grec Vasilis Dokakis sur le sublimissime Lotus sorti il y a peu. Les plus curieux auront déjà repéré son nom dans les crédits des albums de son groupe No Clear Mind, vite qualifié de Post-Rock, ce qu’il n’est pas seulement.
Si l’on devait tenter un qualificatif pour décrire ce Lotus tortueux et les mélodies qui habitent l’esprit de Vasilis Dokakis, on serait tenté de parler de Dark Croon Pop pour cette capacité à charger sa musique d’une mélancolie croisée chez le regretté Angelo Badalamenti, chez un Chet Baker chanteur ou encore chez un Scott Walker apaisé.
Ce qui est sûr, c’est que la musique de Vasilis Dokakis va assurément chercher du côté du Dark Jazz, celle de Bohren And Der Club Of Gore ou celui des Brestois de Dale Cooper Quartet And The Dictaphones. Comme les deux groupes cités, Vasilis Dokakis distille une part belle d’abstraction, un rien d’onirisme et un supplément de profondeur à ce que l’on ne peut simplement appeler de la Pop. Ce qui frappe tout d’abord, c’est une noirceur doucement frontale, en trompe-l’œil comme une suite d’indices trompeurs, comme des chausse-trappes, comme des pièges. Une manière toute subtile de noyer le poisson, de nous égarer, mais comme le dit le grec, le corps se rappelle, le corps sera notre guide dans ce disque envoutant plus que sombre. C’est par les sens que Vasilis Dokakis nous saisit et ne nous lâche jamais. Il faut sans aucun doute appréhender Lotus comme un disque immersif, une suite d’expériences à privilégier au casque, comme si ces écouteurs étaient notre fil d’Ariane, cette ligne de vie qui retient le contact avec la surface.
On pensera parfois au David Bowie de 1.Outside (1995) et le titre The Motel ou plus particulièrement à Blackstar (2016) pour cette union entre expérimentation et Jazz. Il y a aussi chez Vasilis Dokakis quelque chose qui relève de l’Ambient Pop que l’on pourrait d’ailleurs rapprocher des travaux de Joseph Shabason, Nicholas Krgovich et Chris Harris sur le magnifique Philadelphia.
La musique de Vasilis Dokakis joue en permanence avec l’espace et le silence comme sur le sublime Once In A While où l’esprit ne parvient jamais totalement à choisir entre la douceur et la douleur. Ce titre à la fois minimal et dissonant joue avec nos cordes sensibles, il pourrait tout aussi bien être échappé d’un vieux 78 tours de Blues ou de Jazz déviant, on pourrait aussi le croiser dans les premières chansons du Richard Hawley de 2001. Rien que la présence de The Ocean en ouverture de Lotus nous glisse-t-elle quelques indices quant aux intentions de l’Athénien. Et si on lâchait prise avec la terre ferme pour mieux se diluer dans l’élément liquide ? Sous le tumulte des vagues, l’océan est immobile, nous dit Vasilis Dokakis. Il ne change pas, il reste le même, immuable présence rassurante. C’est un peu comme si le grec nous disait « Eh, l’ami, je vais me confesser à toi mais en vrai ce n’est pas de moi que je parle. C’est toi que je dévoile… ».
Il ne faut pas oublier cette sensualité qui habite tout le disque, qui nous rappelle que la musique est d’abord une expérience de l’émotion et du frisson. Dans Amazing, Vasilis Dokakis rappelle des évidences un peu oubliées, qu’il ne faut jamais laisser de côté ce sens de l’émerveillement, cette surprise qui vient irriter notre perception, quitte à nous installer dans un inconfort. Et puis, plus on entre dans Lotus, plus les apparences prennent d’autres tournures, cette noirceur que l’on croyait sans fond laisse percer de la lumière qui lentement mais sûrement nous irradie. Il n’y aura guère que les cyniques pour voir un optimisme béat dans The Return, les autres, eux, y trouveront une raison de poursuivre leur chemin. Pourtant, Vasilis Dokakis n’est jamais manichéen, il accepte ses parts d’ombre, ses voix parallèles qui habitent et hantent sa conscience comme sur le tourmenté Human.
Now that we lose ourselves
Inside these broken halls
We realize there’re things inside
That light won’t heal or bend
Nor define.Now that we find ourselves
It so hard to see
What will be..Vasilis Dokakis – Human
Il est beaucoup question de double, de jumeau, de troubles sur Lotus comme sur l’étrange et dramatique Can’t Escape Myself. Les mélodies sont pleines de paradoxes, à la fois décharnées, presqu’à l’os et toutes en complexités tortueuses, truffées d’arrangements discrets. De prime abord, on parlerait de minimalisme face à cette musique squelettique, mais à y regarder de plus près, tout est ambivalent sur Lotus, que ce soit la voix à la fois expressive et atone de Vasilis Dokakis ou ces lentes mélopées qui tissent leurs constructions cotonneuses, le superbe et sépulcral Broken Man en étant le plus bel exemple. Et si on traversait le miroir pour mieux se souvenir de soi vivant ? Et si on unissait nos mondes séparés en une seule matière, en un pouls uni et vif ? Et si l’on ensemençait le désert de fleurs sauvages chante Vasilis Dokakis sur la conclusion qu’est Looking Glass ?
Et si la musique, à défaut de nous rassurer, nous rendait plus humains, nous ramenait à notre humanité première ? Et si, quelque part, sans le savoir, Vasilis Dokakis avait quelques réponses à nous donner à travers ce disque sublime qu’est Lotus ? Et s’il fallait comprendre ce Lotus comme un symbole de pureté et de renaissance, comme l’annonce d’un voyage intérieur et spirituel au-delà des mots et au plus près de l’être ?
Greg Bod