Roman graphique d’une grande élégance formelle mais surtout développant un propos très complexe, Le Ciel pour conquête marque la naissance d’une autrice hors du commun.
Amélie est une jeune femme d’une intelligence brillante, rêvant d’émancipation dans une Hollande du XVIe siècle qui relègue les femmes aux tâches ménagères et les prive de toute éducation. Amélie a été mariée à un jeune, beau et riche marchand, qui ne l’apprécie guère : trop maigre, pas assez belle et trop rebelle, Amélie lui est insupportable. Alors, d’un voyage au Portugal, il ramène une esclave asiatique qu’il entretient comme maîtresse à domicile. Pour Amélie, cette rencontre avec une femme d’un autre monde, d’une autre culture, va lui permettre de réaliser son plus grand rêve : construire une machine volante !
La couverture, splendide, de Le Ciel pour conquête, est relativement trompeuse, en ce qu’elle évoque la possibilité d’une relation saphique, ou tout du moins amoureuse entre les deux prisonnières d’une société intolérante, raciste, misogyne, au matérialisme asphyxiant. L’histoire d’Amélie est en fait beaucoup plus subtile, plus retorse, plus complexe que cela : il convient de ne rien en révéler de plus, pour laisser au lecteur le plaisir de la découverte. Yudori, autrice de ce livre tout bonnement exceptionnel à tous points de vue (dessin sublime, scénario redoutablement intelligent) est une jeune Coréenne au propos ouvertement féministe, mais qui ne sacrifie jamais aux clichés habituels du genre. Ses deux héroïnes ne sont pas deux femmes fortes, capables de triompher face à l’esclavage réel auquel elles sont soumises l’une et l’autre. Elles sont loin d’être parfaites, elles se livrent à de mauvaises actions, elles ont toutes deux des faiblesses qui les rendent totalement humaines. Et à la fin de leur parcours, quelles que soient leur talent, leurs ambitions, l’échec est l’issue la plus probable, tant la résistance sociale est énorme (et d’ailleurs Yudori montre bien que les pires ennemies de leur émancipation sont bel et bien d’autres femmes, qui défendent bec et ongles le patriarcat).
Mais peut-on parler ici d’échec ? C’est la question que se posera le lecteur en refermant Le Ciel pour conquête, tant l’ambiguïté règne sur la totalité du récit. Tout ici est fluide, tout change en permanence, chaque protagoniste peut être tour à tour haïssable et admirable, et même les figures masculines les plus odieuses ont leur moment d’humanité, de rédemption. Tout est beaucoup plus complexe qu’il ne semble de prime abord, et on se trouvera à devoir régulièrement revenir en arrière pour relire des pages que l’on avait trop vite survolées, ou à s’arrêter pour réfléchir à ce que Yudori nous raconte. Derrière l’extrême lisibilité du dessin, qui prend son aise dans de larges cases épurées, peu chargées en détails, se niche des trésors de double sens, de sous-entendus.
Grande et belle expérience de lecture – sans même parler de la folle sensualité des pages les plus érotiques -, Le Ciel pour conquête marque sans aucun doute la naissance d’une autrice majeure.
Eric Debarnot