Comment peut-on cumuler les merveilles depuis presque trente ans dans une cruelle indifférence ? L’accueil réservé à la discographie de Ron Sexsmith ne nous rassure pas sur le sens commun de l’humanité. Dans un monde idéal, le canadien serait le roi du monde, il n’est dans le nôtre que le Roi Midas de la Cause Pop et ce dix-septième album, The Vivian Line vient rejoindre les nombreux joyaux d’une production au bord de la perfection.
Comment peut-on à ce point côtoyer l’excellence sans pour autant reconnaître un semblant de reconnaissance ? Comment peut-on affronter cette question primordiale de la postérité quand on n’a même pas de place dans le temps présent ? Comment peut-on poursuivre le chemin quand on est reconnu dans son talent, dans sa singularité que dans le regard d’autres musiciens et de critiques ? Quand on voit la pauvreté et le peu d’intérêt de la musique dite populaire et qu’à côté de cela, des artistes au répertoire pourtant largement abordable restent cachés dans la marge.
On imagine aisément Mark Eitzel un soir de cuite le regard dans le vague qui fait le retour sur sa carrière, sur l’indifférence d’un plus large public autour de ses disques pourtant impeccables, que ce soient avec American Music Club ou en solo. Je ne sais pas si vous avez remarqué mais ce sont toujours les meilleures personnes qui doutent le plus d’elles-mêmes, ce sont toujours elles qui s’excusent d’être là et qui ne cultivent aucune amertume face à leur insuccès. Je n’ai jamais rencontré le Canadien Ron Sexsmith, je ne l’ai même jamais vu en concert mais je suis sûr que ce monsieur est à l’image de sa musique, un homme modeste, rayonnant et généreux. Alors comment expliquer le peu d’émoi que rencontrent les disques de Sexsmith ou ceux de Mark Eitzel ? On ne pariera pas sur la seule paresse de nos contemporains ni sur le mercantilisme ambiant dans cette industrie du disque. Peut-être que la réponse pour les deux auteurs cités plus haut est à chercher ailleurs.
Et si Ron Sexsmith et Mark Eitzel n’écrivaient pas pour notre temps présent ? Si leurs chansons, pourtant superbes, étaient en avance ou en retard sur notre temps ? En avance car elles disent beaucoup sur nous et notre avenir. En retard car elles sont d’un autre temps, d’une autre période. Car elles sont dans une contemplation de choses qui n’existent plus ou alors pas encore.
Le lien entre Ron Sexsmith et Mark Eitzel, au-delà de leur insuccès commun, est d’une grande pertinence car les deux s’inscrivent dans cette tradition, dans ce patrimoine nord-américain du Songwriting, concept après lequel, nous Européens, courons sans vraiment le comprendre. Qu’est-ce qu’un Songwriter ? Écrire des chansons, qu’est-ce que c’est ? Être un Songwriter ce n’est pas être un écrivain. Écrire les paroles d’une chanson, ce n’est pas seulement poser des mots sur des notes, c’est aussi apporter un contrepoint savoureux à des ponts harmoniques, utiliser le son d’un mot autant que son sens. Jouer avec le rythme et la prosodie d’une lettre et d’un son. Apporter autant de soins aux arrangements mélodiques qu’à l’ordonnancement des paroles. Ecrire une chanson ou plus précisément être un Songwriter, c’est parvenir dans le format de 4 à 5 minutes à construire un monde, des personnages, des sentiments avec cette pulsation rythmique comme un coeur qui bat. Tom Waits, Neil Young, David Bowie sont des songwriters qui nous installent un espace pour entrer dans cette histoire, dans cette novélisation de la vie.
Ce qui rend encore plus injuste l’insuccès des disques de Mark Eitzel et ceux de Ron Sexsmith, c’est l’empathie qui habite chacune de leurs chansons. The Vivian Line est un grand, un très grand cru. Comme toujours chez Sexsmith, on y retrouve des arrangements sublimes, une mélancolie à l’os jamais factice, jamais trop appuyée. Mais qu’est-ce que cette Vivian Line ? Ron Sexsmith nous l’explique dans la note d’intention qui accompagne l’album.
La Vivian Line est une route rurale située juste à côté de l’endroit où nous vivons à Stratford (Ontario). Chaque fois que nous devons sortir de la ville, nous sautons sur la Vivian Line et elle nous dépose sur l’autoroute. Je me suis interrogé sur ce nom lorsque nous avons déménagé et je l’ai trouvé intriguant… Il représente en quelque sorte la fuite de notre ancienne vie à Toronto vers cette nouvelle phase dans laquelle nous nous trouvons. Et c’est aussi comme un portail vers mon ancienne vie quand je dois y retourner.
Ron Sexsmith
Le disque déroule douze merveilles, s’amusant avec le patrimoine, la Pop Baroque le classicisme, les clins d’œil à un psychédélisme doux ici (Country Mile), à un Funk tendre là (This, That, The Other Thing). Ron Sexsmith pose des arrangements érudits, savants et lettrés sur des mélodies qui jamais n’oublient cette évidence Pop. Les chansons de Sexsmith sont d’une grande profondeur mais avec cette élégance rare qui jamais n’appuie trop les choses. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter cette merveille parmi tant d’autres qu’est When Our Love Was New pour comprendre la différence entre un tâcheron et un immense songwriter. Il y a chez Ron Sexsmith cette familiarité immédiate entre ses mots, ses arrangements et les frissons au bord de notre chair, à l’os de notre émotion. Chez Sexsmith, derrière le drame se cache toujours la paix, derrière les cris, la possibilité d’un apaisement. Chez d’autres, un titre comme A Place Called Love en ouverture de The Vivian Line s’abimerait dans le mièvre et le ridicule. Ron Sexsmith en fait un hymne de l’intime. Il y a toujours chez Ron Sexsmith un je ne sais quoi dans la composition de ses chansons qui a trait avec le cliché, ces voix chaleureuses, ces paroles ouvertes, ce sens de l’évidence Pop héritée de ses écoutes des disques de Paul MacCartney, avec ou sans les Beatles. Ce qui est sans aucun doute une source de son insuccès, c’est que Ron Sexsmith est un peu le monsieur tout le monde de la Pop, un individu lambda, lui qui continue d’employer des méthodes familières tout en se renouvelant.
Ron Sexsmith sait se moquer de lui-même comme il le fait sur Outdated And Antiquated, se voyant comme un artiste d’un autre temps, une espèce en voie de disparition, lui qui se voit comme un artisan à l’ouvrage sur sa composition à l’heure où l’on parle d’intelligence artificielle capable de confectionner des mélodies. Il est peut-être d’un autre temps, il est peut-être un artisan mais il est avant toute chose un musicien diablement attachant, un immense songwriter, un faiseur de merveilles. Que rien ne change chez lui, il y aura toujours quelques oreilles pour le suivre dans ses travaux rares et précieux.
Greg Bod