Il fallait bien quatre centaines de pages à Camille Rebetez et Pitch Comment, nos nouveaux amis suisses, pour raconter soixante-dix ans d’une histoire qui, bien que microscopique, est ici élevée au rang d’archétype : celle d’une communauté qui serpente à travers les âges.
Je guignais cette grosse BD depuis l’annonce de sa sortie qui s’est faite sans tambour ni trompette fin 2022. Il s’agit en fait d’une intégrale réunissant les 5 tomes originels parus entre février 2012 et janvier 2016, et agrémentée de quelques pages supplémentaires. Sur le net, rien, aucun écho, ou quasi. Côté avis des lecteurs, une seule critique, et encore du seul tome 1, publiée sur PlanetBd, au demeurant peu engageante. Au dos de la BD elle-même, pas mieux. En guise de résumé, ce court extrait de dialogue :
– Papa, ça veut dire quoi communiste ?
– Appelle-moi pas papa.
Plutôt succinct me direz-vous. Difficile dans de telles conditions de se faire une idée. Pourtant, quelque chose me titillait. Le dessin déjà me séduisait, malgré l’avis du site pré-cité dont l’auteur lui attribuait à peine la moyenne. Dur dur ! Enfin, autour de moi, personne ne semblait avoir entendu parler de cette série. Bon sang ! 416 pages ! Ça fait quand même 3,5 centimètres d’épaisseur, et ça pèse une tonne ! En somme, une belle bête qui en principe ne devrait pas passer inaperçue. Et puis c’est mon grand refré qui a tranché la question, m’offrant le pavé sans crier gare. Alors du coup, nous y voilà !
Je suis immédiatement tombé sous le charme de ce coup de crayon à la fois vif et gracieux soutenu par une mise en couleur sobre mais tout à fait convaincante. Dans la forme, Pitch Comment propose un genre de gaufrier non conventionnel. Les bords des cases sont flottants, certaines ne comportant d’ailleurs aucun bord. Parfois une case plus grande vient casser le rythme, plus rarement une pleine page. Le trait de Comment est subtil, délicat, très fluide, et rend le mouvement dans toute sa spontanéité. Attitudes et expressions sont croquées avec justesse, les personnages sont de suite reconnaissables malgré leur nombre conséquent, et malgré les années qui passent (Les Indociles est une histoire qui s’étale sur presque 7 décennies !). Notre duo d’auteurs possède en outre un sens de l’ellipse remarquable. On saute d’une scène à l’autre ou d’une époque à l’autre avec une aisance naturelle sans qu’il soit nécessaire d’inclure le moindre récitatif. Bref ! C’est une très grande réussite. J’adore !
Le scénario quant à lui ne manque pas non plus de saveur, et c’est peu de le dire. On est loin, très loin, à des années-lumière même de ce scénario « ennuyeux et guère convaincant » évoqué par le confrère. Résumer presque sept décennies d’une histoire d’amitié est ambitieux certes, et étant donnée la nature du projet, il fallait avoir quelque chose à raconter. Après une préface aussi drôle qu’énigmatique, signé par un certain Stéphane Babey, rédacteur en chef de l’hebdomadaire satirique suisse romand Vigousse, on pénètre dans le vif du sujet.
Dans la série originale, chaque tome porte le nom de l’un des protagonistes principaux associé à une décennie. Tout commence ainsi dans les années 60 quand, en plein cœur d’un Jura suisse étouffé par les convenances, une bande de jeunes crée une communauté dont le lecteur va suivre l’évolution jusqu’à nos jours, ainsi que la transmission de cette utopie à leur progéniture, bon gré mal gré. A ce stade, il m’est vraiment difficile de ne pas en dire plus tant j’ai été embarqué par le rythme incroyable de cette saga. J’étais avec les personnages au quotidien, j’ai vécu leurs espoirs, leurs déconvenues. Cette aventure commence dans la joie et la bonne humeur, reflet de ces années de cocagne (les sixties), mais se complique rapidement pour prendre des tours et détours multiples et inattendus. J’ai ri, j’ai supporté leurs hypocrisies parfois, ressenti leurs joies, leurs peines, leurs frustrations, et lorsqu’il me fallait suspendre ma lecture, le destin de ces personnages m’habitait en permanence jusqu’à ce que je puisse enfin en reprendre le fil. L’angoisse, le dégout, la tristesse me tenaillaient, allant parfois jusqu’à ressentir des sensations physiques. Il faut dire que certains passages sont vraiment durailles, et certains personnages assez antipathiques, sans toutefois l’être totalement. On y croise des rêveurs, des inconscients, des bornés, des personnalités fragiles… Mais tout sonne juste. On sent que les anecdotes fleurent le vécu. Allez ! J’arrête là pour ce qui est du récit. Il serait dommage de dévoiler la substantifique moelle des Indociles. Je me contenterai d’ajouter que les dialogues sont vraiment excellents, au point que je me demande pourquoi ils ont été jugés « sans relief« . Ils sont au contraire si vivants qu’on les croirait enregistrés dans le jus.
Mais au-delà du scénario, cette micro histoire si proche de nous (de l’humanité qui est en nous s’entend) dresse en toile de fond le bilan de plus de soixante ans de vie politique suisse mais également française, puisque cette dernière est très présente. Gardons en effet à l’esprit que nous sommes dans une région frontalière ! En leur temps, Bakounine et Gustave Courbet y avaient d’ailleurs trouvé refuge, me semble-t-il… Alors oui, au-delà du scénario disais-je, soixante années bercées d’utopies et de désillusions nous contemplent. Et aujourd’hui ? Y a-t-il encore une alternative à créer ? Quels espoirs sont encore susceptibles de porter les jeunes générations ? Que reste-t-il des rêves de liberté des sixties ? Toutes ces questions sont posées ici et les auteurs y apportent quelques réponses avec cette fin suspendue telle une mèche allumée.
Bref ! Les Indociles est un monstre. Il y est abondement question d’utopie et de politique bien entendu, mais aussi d’amour, d’amitié, de sexualité, de paternité, de transmission, de conflit entre générations, de trahison, d’avenir… C’est une saga formidable à échelle locale, une histoire en 3D dont les contours se dévoilent à l’aune de l’actualité passée et présente. Rien que pour ça, Camille Rebetez et Pitch Comment sont largement parvenus à insuffler la vie à leur œuvre, avec une maturité rare. Leur honnêteté force l’admiration. Il y a dans ce pavé un cœur qui bat, fort et clair. Et pour qui sait écouter, on peut y entendre une voix qui nous enjoint de tracer son propre chemin, loin des sentiers battus.
Arnaud Proudhon