Unir la tradition à la modernité est sans aucun doute une source de renouvellement pour la scène musicale. Du mélange peuvent naître des formules inédites, c’est ce qui est peut-être le raisonnement à la base de Nowhere And Everywhere, le point de rencontre entre Rachel Unthank et le frontman de Maxïmo Park, Paul Smith. Nowhere And Everywhere brouille les pistes d’une splendide manière.
Il en fallait du culot et de l’insolence pour se nommer Dead Can Dance en 1981 et assumer par là même une esthétique propre, celle de faire danser les morts, de ranimer la vie là où elle n’était plus, de faire remonter à la surface des traditions oubliées ou méprisées. Ils ont dû en connaître des malentendus, des incompréhensions, Lisa Gerrard et Brendan Perry quand ils ont décidé de porter ce nom. On sortait à peine du Punk qui avait tout bousculé, le Rock à Papa et les traditions, ce Punk qui crachait à la gueule de la bien-pensance ambiante. Il en faudra du temps pour comprendre que pour bien vivre son présent, il faut connaître et assumer son passé. Oui, la mort peut danser, oui, des morts, nous avons des choses à apprendre. Oui, la tradition n’a pas toujours à voir avec des valeurs réactionnaires. Il n’y a pas toujours de soupçon de pensées rances, de régionalisme passéiste et renfermé sur lui-même. Il en aura fallu du temps pour qu’une scène de jeunes musiciens choisisse de ne plus choisir entre la musique de notre temps et celle du temps passé. Aujourd’hui, la question semble ne plus se poser. Le mélange est dans l’ADN de nombre d’artistes, du Stranded Horse de Yann Tambour qui rend le monde toujours plus petit à Matt Elliott qui n’en finit pas d’inventer un Rebetika moderne, la musique de tradition se réimagine.
D’autres artistes amènent encore ailleurs leurs réflexions, s’interrogeant sur la présence, le rôle de ces vieilles chansons dans notre temps, ce que ces airs d’autrefois peuvent apporter à notre présent, on pourrait ici évoquer le Britannique Sam Lee auteur d’un superbe Old Vow en 2020. Comme je l’écrivais à l’époque de sa sortie « Sam Lee serait finalement d’une nouvelle génération d’artistes qui a compris que pour sauver la musique traditionnelle vouée à disparaître rapidement en raison du déclin de la tradition orale au profit de la conservation écrite, il fallait l’enregistrer pour la faire entendre au néophyte en la délestant de toute forme d’hermétisme. On retrouve tout au long d’Old Wow ce qui faisait la force de ces chansons, cette capacité à réunir et à imposer le silence à celui qui l’écoute. Car toutes ces chansons sont autant de conteuses qui murmurent d’une voix éraillée de vieilles formules oubliées.« Les termes ici employés pourraient en tout point correspondre aux propos de Nowhere And Everywhere, la collaboration réussie entre Rachel Unthank et Paul Smith, leader de Maxïmo Park.
Disons-le tout de suite clairement, sur le papier, la rencontre entre Rachel Unthank, la chanteuse du groupe de Folk The Unthanks et Paul Smith de Maxïmo Park a de quoi intriguer mais nos doutes sont très vite évacués à l’écoute de ce disque. Les deux se seraient rencontrés dans les coulisses d’un festival et auraient commencé à discuter pour se rendre compte qu’ils avaient tout un tas de pensées communes, à commencer par leur vision de la musique folklorique, cette musique qui illustre le travail de tous les jours, de la masse ouvrière au labeur, un hommage à la vie difficile de ces peuples oubliés. Nowhere And Everywhere, comme les œuvres passées de Rachel Unthank avec le groupe qui l’a fait connaître, va puiser dans le répertoire du folk de Northumbrie, le nord-est de l’Angleterre. L’album s’ouvre d’ailleurs avec un chant a cappella des deux protagonistes, Captain Bover, c’est assez culotté comme ouverture mais cela a le mérite d’installer tout de suite la scène et le climat. Le chant sera au centre et on suivra ces deux conteurs tout au long de cet album à la fois très dense et concis.
Ce qui est immédiatement remarquable à l’écoute de cette rencontre, c’est qu’aucun des deux artistes ne cannibalisent l’autre, qu’ils se mettent au seul service de la chanson, que ce qui prime pour les deux c’est de raconter et de dire. On jurerait entendre les ombres danser le long des murs comme des souvenirs oubliés qui reprendraient enfin vie. La musique des deux finit par ressembler à une Ambient Music acoustique, à un minimalisme sec et vaporeux qui nous amène vers un monde onirique et étrange. Les deux voix s’accordent merveilleusement, le vibrato naturel de Rachel Unthank au baryton de Paul Smith. Accompagnés à la production par David Brewis de Field Music, la musique du duo devient très vite impossible à dater. Musique traditionnelle ? Peut-être mais pas que ! Post-Rock ? Pas vraiment mais un peu…
Les deux joignent également un orgue et son bourdon qui vient encore appuyer cette dimension mystique à l’ensemble. Dans ces motifs répétitifs, dans ces chants rythmés et psalmodiés, on pourrait trouver un cousinage avec les travaux de Terry Riley. Leur musique devient alors une expérience de transcendance, d’élévation qui n’a plus rien à voir avec la rationalité insipide de notre temps présent. Moins évident d’approche que les disques de The Unthanks et bien sûr de ceux de Maxïmo Park, Nowhere And Everywhere demande de s’installer dans ce monde un peu à part, de se laisser porter.
On verra alors les morts danser, nos ancêtres revenir à la vie dans leur temps présent et dans le nôtre. Ils nous regarderont et apprendront de nous comme nous apprendrons d’eux. Et pour ce faire, il nous faudra des traducteurs, des médiums capables de faire revenir à la surface de vieux souvenirs oubliés, des sorciers païens qui continuent de célébrer les joies d’une époque révolue, c’est peut-être ici Rachel Unthank et Paul Smith, deux créateurs démiurges qui raniment une vie éteinte, au-delà des airs de chansons anciennes.
Greg Bod