La petite-fille est un nouveau roman sur l’Allemagne et les Allemands, comme Bernhard Schlink sait si bien les écrire, sur la politique et l’histoire de ce pays, sur ses fractures mais aussi sur les relations humaines, et sur les ressorts psychologiques qui animent les gens. C’est aussi un roman sur la culture (classique) comme possible remède à la violence.
Kaspar et Birgit se sont rencontrés au milieu des années 1960. C’était peu de temps après la construction du mur. Kaspar passait de Berlin Ouest, où il habitait, à Berlin Est pour découvrir cette partie de la ville et de l’Allemagne. Birgit habitait à Berlin Est. Ils étaient jeunes, ils sont tombés amoureux, Kaspar a tout fait pour que Birgit puisse passer à l’Ouest et, une fois ensemble, ils se sont aimés. Cela a duré un demi-siècle. Cela n’a pas été un chemin de roses. Mais ils se sont aimés, et sont restés ensemble, jusqu’au dernier moment, jusqu’au moment où elle se noie. Le moment où commence le roman. Après une dernière soirée où Birgit s’est soulée et que Kaspar l’ait nettoyée, et regardée dormir. Une dernière fois. Birgit est morte. Et Kaspar est resté seul avec sa douleur. Avec les souvenirs qu’il avait de Birgit, et avec ceux qu’elle avait laissés : quelque temps après la disparition, Kaspar découvre une autre Birgit. Un texte, un projet de roman, qu’elle a laissé, lui permet de découvrir une autre personne et, en particulier, que Birgit avait eu une fille avant de partir avec lui. Une fille ! Alors qu’ils n’ont pas eu d’enfants et que Kaspar aurait rêvé d’en avoir. Une fille, que Birgit aurait voulu retrouver… mais n’a pas eu le temps où l’envie de chercher. C’est Kaspar qui ira à la recherche de Svenja. Une enquête qui lui permet (un peu miraculeusement quand même) de retrouver Svenja, mariée à Bjorn et mère de Sigrun, une adolescente d’une quinzaine d’années. Ah, Sigrun, la presque petite-fille (celle du titre) de Kaspar. Il fait tout pour la voir, allant jusqu’à inventer un héritage bidon. Il achète à ses parents le droit de voir Sigrun quelques jours par an.
Et là, Kaspar se prend un mur, en pleine gueule, et nous avec. Nous sommes déjà bien avancés dans le roman, mais pourtant, c’est là que tout commence. Certes, la partie de l’enquête est intéressante. Kaspar-Selb — Selb, l’inspecteur des polars écrits par Bernhard Schlink — touche du doigt les blessures des Allemands de l’Est après la chute du mur et la réunification, et on conçoit l’ampleur du problème quand on réalise que cela fait trente ans que le mur n’est plus là! Cela donnait déjà à réfléchir. Mais rien de comparable avec ce qui se passe avec lors de la rencontre avec ces Allemands völklisch, qui vivent dans la nostalgie du 3ème Reich, détestent les étrangers, pensent que Hitler a voulu défendre l’Allemagne, que les juifs dominent le monde, que l’holocauste a été inventé après la fin de la deuxième guerre mondiale et qui utilisent des emporte-pièces pour découper de la pâte à gâteau en forme de croix gammée ! Ce qui est le plus glaçant, c’est que ce soit Sigrun, une enfant, sa petite-fille, elle-même soit intimement convaincue de tout ça! Les vacances que Sigrun vient passer à Berlin donnent lieu à des scènes angoissantes, franchement glaçantes, glauques, terrifiantes. Sigrun, dont le modèle est Irma Grese (la hyène d’Auschwitz), qui pense que les compositeurs allemands sont meilleurs que les autres, qui pense que Le Journal d’Anne Frank est un faux, qui lors d’une visite à Ravensbrück trouve que les victimes avaient toutes des visages de voleuses et qui envie le piercing en forme de croix gammée (décidément) que sa meilleure amie porte à l’oreille… Mais Kaspar ne peut pas supporter cela, il se bat, résiste, essaye de montrer à Sigrun qu’elle a tort, que la musique n’a pas de frontières, n’est liée à aucune race. Kaspar essaie de la sauver de ce monde dans lequel ses parents l’ont plongée, de son monde. Peut-il réussir ?
Le roman de Bernhard Schlink n’est pas parfait, son style n’est pas toujours d’une fluidité remarquable et certains passages sont un peu lourds, même si la plus grande partie est vraiment haletante. Et puis, de toute façon, peu importe ! L’important est ailleurs. Dans les idées que dénonce Bernhard Schlink, ce fanatisme délirant qui semble toujours ancré dans la population allemande, vieux ou jeunes (en tout cas, c’est ce qu’il dénonce). Dans sa description des relations entre Kaspar et Sigrun, et surtout dans son analyse de la psychologie de Kaspar : comment un homme de 71 ans peut-il faire face à la violence de la jeunesse, d’une jeunesse qui n’est pas en phase avec lui ? En raisonnant ? En expliquant ? En l’aidant à se cultiver ? Cette culture classique, qui est la seule forme de culture que Kaspar défend, et qu’il veut faire découvrir à Sigrun peut-elle quelque chose contre l’extrémisme, contre le mensonge ? La beauté (une certaine forme de beauté en tout cas), le raisonnement contre la brutalité et le simplisme. Bernhard Schlink pose des questions fondamentales ; les réponses qu’il suggère ne sont pas réjouissantes.
Alain Marciano