On l’attendait, on ne l’espérait plus et on a failli oublier qu’il était arrivé. SIMULATOR est le premier album d’Uni and the Urchins, laboratoire déjà plus si neuf de l’intrigante Charlotte Kemp Muhl. Un collage de sons, de styles et d’images aussi audacieux que périlleux.
Son nom ne vous dit peut-être rien du tout, mais il n’est pas exclu que vous ayez déjà croisé le travail ou le visage de Charlotte Kemp Muhl, plus connue artistiquement sous le simple alias de Kemp. Cette native d’Atlanta au visage de mante religieuse gothique mène depuis vingt ans déjà une fructueuse carrière de mannequin international. Musicalement, outre deux projets en duo (The Ghost of a Saber Tooth Tiger avec son chéri Sean Lennon et Kemp Eden avec son amie d’enfance Eden Rice), on a pu entendre ses talents de bassiste sur le polarisant Boarding House Reach de ce cher Jack White, dont le flair pour les talents atypiques n’est plus à prouver.
C’est pourtant avec un inconnu au bataillon, David Strange, guitariste aux allures de Jack Sparrow punk, que Kemp fomenta un projet initialement nommé UNI. La mission ? Une grosse mixture pour les engloutir toutes. Joindre glam et grunge, indus et indie, électro et électrodes. Défragmenter le cyber-glam encodé par Marilyn Manson période Mechnical Animals, fouetter le grand écartèlement entre Electric Light Orchestra et Skinny Puppy, et bâtir des portails de téléportation entre des galaxies lointaines. À titre d’exemple, le look actuel de la demoiselle est une sorte d’hybride entre le Bowie du clip de Life on Mars? et Leeloo du Cinquième Élément (ce n’est pas parce que Besson a foutu Space Oddity dans son Valérian que la juxtaposition est évidente ou légitime). Véritable tête pensante du projet, la bassiste/compositrice va jusqu’à réaliser elle-même toutes les vidéos des singles. Et quelles vidéos. Chaque clip est une nouvelle variation barrée, un collage qui vampirise et recycle tout et n’importe quoi. Hein ? Comment ? Attendez, je note tout ça… Des danseuses à la peau fluo, des pistolets godemichés, du sang qui gicle, un homme-crocodile, des orgies à table, des anges en costumes de cosmonautes et une demi-douzaine d’utilisations douteuses d’appareils électro-ménagers ? Aucun problème. UNI ont tout ça en stock, et bien plus encore !
En figure de proue, naturellement, il fallait un alien asexué. Ce sera d’abord Nicola « Fuzz » Wincenc, sur une ribambelle de singles inaugurée en 2017 avec le très stylé What’s The Problem?. Des compos foldingues aux sons aussi hétéroclites que leurs clips. Adult Video est un hommage visuel et auditif à Marc Bolan, Mushroom Cloud un cartoon garage délirant sorti tout droit des 60’s, Electric Universe donne dans le space rock pysché avec rétroprojections et The Girl Who Has It All illustre ses murets de fuzz stoner avec une claymation sous champi. Un premier changement de personnel intervient quand Nico Fuzz décide de regagner son propre repaire, Caverns. En janvier 2019, le single Destroyer marque l’entrée en scène de Jack James Busa, filiforme mannequin texan, qui définit son style personnel comme « larger than life and twice as ugly ». Malgré son physique magnétique, comme si Elric de Melniboné avait troqué ses biscotos pour un gabarit de vipère androgyne, il explique avoir eu du mal à percer dans la mode. Trop grand, trop gay, trop féminin, les agences l’auraient souvent boudé. Or, chez UNI, avoir le look du Bowie de Labyrinth version Métal Hurlant, c’est quasiment un prérequis.
Le nom UNI, contraction rigolote de « you and I », fut aussi choisi pour son inviabilité totale sur le net. Rappelez-vous que les trois quarts des campus mondiaux ont ces trois lettres dans leur url, et vous comprendrez l’idée. Une idée ayant fini par porter préjudice à la visibilité de la bande, qui a récemment transigé à deux de ses principes fondamentaux. Premièrement, en se rebaptisant UNI and The Urchins pour plus de praticité. Deuxièmement, en annonçant l’arrivée d’un album. Pour un groupe n’ayant jusqu’ici gravé que des singles éparpillées, comme pour mieux court-circuiter toute exigence de cohésion, la réforme vaut son pesant de paillettes. Initialement prévue en 2020, la sortie de ce premier opus fut malheureusement vite repoussée, dans l’attente d’un contexte mondial plus propice à une tournée promotionnelle.
C’est donc en 2023 et après une longue période d’incertitude que nous parvient ce SIMULATOR, servi par l’ambitieux programme de donner une vidéo à chacune de ses dix chansons. D’entrée, le groupe livre l’un de ses meilleurs titres avec Subhuman Suburbia, dont les harmonies serpentent avec une élégance Bowiesque, serties de guitares glams et de cordes sixties du plus bel effet. Covid’s Metamorphoses est un joli single de noise pop grungy sur les bords, qui fera regretter que Kemp ne s’autorise pas à prendre le micro plus souvent au sein de ce projet. Popstar Supernova plonge tête la première dans l’indus, au milieu de synthés violacées et de boites à rythmes robotiques. Son groove synthpop, très rétro dans la forme, est adroitement mis au service de mélodies rusées qui tirent le meilleur parti du timbre lascif de Jack James.
La reprise du Doll Parts de Hole, en revanche, n’échappe pas à certains tics très datés (la réverbération du mixage vocal sonne très 90’s) et à quelques problèmes de compatibilité entre son beat synthétique, ses guitares métal et ses cordes symphoniques, qui se croisent sans jamais fusionner harmonieusement. Les accords de Clean semblent vouloir nous emmener chez Billy Corgan, mais les arrangements prennent une tangente schizophrène entre synthés blafards et cuivres rougeauds. Le mixage est moins scrupuleux, avec une batterie quasiment lo-fi et un traitement des voix rudimentaire, dont le manque de définition finit par brider un peu le potentiel de la chanson. Dorian Gray propose exactement ce que la description d’un « groupe indus comprenant deux mannequins androgynes férus de psychédélisme » laisserait présumer. Là encore, l’alliance funambulesque entre cordes vibrantes et rythmique synthétique se révèle périlleuse, mais l’aplomb mélodique de la composition lui permet de conserver un cap quasiment rectiligne.
L’autre « reprise », Amazing Grace, sera, selon votre goût, un pied de nez culotté ou un fourre-tout indigeste. L’hymne religieux est trucidé dans un cocktail pop-métal difforme où barbotent synthés perçants et guitares électroniques. On apprécie l’intention, mais l’exécution pourra laisser les plus sceptiques sur le carreau. Dans un genre plus cadré, la chanson-titre Simulator sonne comme si Alice in Chains s’essayaient à la synthpop. Le refrain tient ses promesses de rock indus vénéneux, mais les nappes synthétiques des couplets, un brin ringardes, se marient mal au son du groupe, donnant l’impression d’une chanson assemblée via le patchwork de deux compositions un peu trop dissemblables. Au contraire, Life In The Middle Class s’avère l’un des meilleurs titres du lot, porté par un falsetto qui sied très bien à Jack James. Les cordes façon ELO sont cette fois-ci parfaitement à leur avantage sur des arrangements plus souples, dont les mélodies joliment outrées feraient presque de l’œil à Sparks. Mêmes mérites pour In The Waiting Room, qui clôture ce premier album sur un point d’orgue délibérément baroque. On regrettera la distorsion frigide de certaines guitares, mais l’ensemble n’en est pas moins appréciable dans son registre mélodramatique et pleinement assumé comme tel.
SIMULATOR donne régulièrement l’impression de livrer ses chansons comme autant de capsules stylistiques disparates, tour à tour surprenantes, saugrenues, déphasées et téméraires. Néanmoins, on aurait bien mauvaise grâce de ne pas saluer la singularité débridée de Uni and the Urchins, qui ont le mérite non-négligeable de revendiquer des envies radicales dans chacune de leurs tentatives, même si celles-ci ne se valent pas systématiquement. À l’heure où la notion de théâtralité est fragilisée par une production effrénée d’images et d’information, UNI and The Urchins font figure de grand entonnoir alchimique, bricolant des bizarreries en recyclant tout ce qui passe. Et même si ce qui en sort a parfois la tronche déjetée et la démarche bancroche d’une créature de Frankenstein, chaque point de suture témoigne d’un plaisir du bidouillage qui nous donne envie de l’encourager avec un enthousiasme sincère. Tout ce que l’on peut attendre d’un projet aussi fantaisiste, c’est qu’il pique bien fort notre curiosité, quitte à faire un peu mal au passage. Dans le cas d’UNI et les Oursins, on ne pourra pas prétendre ne pas avoir été prévenus.
Mattias Frances