Entre folk des Appalaches, tradition dévoyée et drone osseux, le duo américain Magic Tuber Stringband signe avec Tarantism un quatrième album bien difficile à classer. Certains le rangeront dans un American Primitivism quand d’autres verront dans cette musique instrumentale un retour à un Folk d’avant les origines et d’avant l’électricité.
Maintenant que la crise sanitaire semble rejoindre la cohorte des longs souvenirs à oublier au plus vite, que ce monde d’après que l’on n’a cessé de fantasmer depuis plus de deux ans semble s’installer sous nos yeux fatigués, il est peut-être enfin temps de prendre un peu de recul sur cette période irréelle par laquelle nous sommes tous passés, à la fois passifs et subissant les évènements mais aussi acteurs de nos angoisses et de nos craintes. Toute crise que l’humanité traverse connaît sa traduction artistique, sa compréhension approfondie à travers le regard et l’analyse d’un musicien, d’un écrivain, d’un cinéaste ou d’un peintre. Comment un artiste peut-il sublimer ce sentiment d’irréalité que nous avons tous connus pour en faire un acte universel ? Combien d’œuvres puissantes retiendrons-nous en héritage de cette période quand tant d’autres n’auront su s’extraire de leur suffisance et de leur nombrilisme égoïste ? Les confinements que nous avons connus en 2020 ont été des catalyseurs d’œuvres puissantes et essentielles. À ce jour, nous ne les avons pas encore toutes évaluer, nous ne sommes pas encore de la richesse de certaines mais ce qui est sûr, c’est qu’artistiquement parlant, il y aura un avant et un après Covid et que longtemps encore, nous en sentirons l’écho dans les productions à venir.
Tarantism, le quatrième album du duo américain Magic Tuber Stringband est né de sessions enregistrées lors d’un confinement au printemps et à l’été 2020 sur les flancs de la Montagne, près du village d’Hayesville dans le Comté de Clay en Caroline du Nord dans le sud des États-Unis. Un coin perdu, un trou comme le disent les Américains eux-mêmes. L’Amérique rurale à des années-lumière du Rock New Yorkais, du Bounce de La New Orleans. Magic Tuber Stringband, c’est Courtney Werner au violoncelle et au violon, et Evan Morgan aux guitares, au banjo, à l’orgue à pompe et à la Shrutibox. Qui essaiera de comprendre leur musique en les glissant dans des étiquettes se fourvoiera à coup sûr car la singularité de leur univers résiste à toute tentative d’uniformisation. Le duo va chercher son inspiration sur une multitude de pistes différentes et parfois antagonistes, du Folk des Appalaches à une approche très minimale de la composition que l’on pourrait qualifier de Lo-Fi, à une version très immédiate et régressive comme issue d’expérience d’Art Brut.
Les deux n’ont sans doute que faire des étiquettes, tels des chercheurs monomaniaques, ils cheminent encore et toujours les mêmes petits sentiers rocailleux constitués de souvenirs anciens de mélodies des Appalaches, pas l’Appalachian Spring d’Aaron Copland, sans doute trop intellectualisé pour ces deux jeunes musiciens, ce même Aaron Copland à la fois influencé par les travaux de Nadia Boulanger que le Jazz. La musique de Magic Tuber Stringband remonte dans le temps aux éléments premiers de l’Appalachian Music, cette terre d’échanges unique sur le continent américain. En effet, à l’écoute des morceaux traditionnels des Appalaches, on comprend très vite que viennent se mêler dans un joyeux mélange des influences diverses, les ballades, les hymnes et la musique de violon des îles britanniques (en particulier l’Écosse), la musique africaine et le blues des premiers Afro-Américains et, dans une moindre mesure, la musique de l’Europe continentale. On ne rappellera jamais assez l’importance des premiers enregistrements dans les années 20 de cette musique originelle des Appalaches qui, sans aucun doute, contribua au développement de la Country, du Bluegrass et du Rock’n’Roll.
Parler ici d’American Primitivism c’est revenir à une période où l’Amérique se constituait un folklore propre à elle-même issu de la diversité de ses ethnies et de ses origines. Combien cela a dû être exaltant pour tous ces jeunes musiciens d’alors que de créer et de constituer une musique nouvelle faite de mille provenances. On pourrait également parler d’American Primitivism dans cette approche toute spirituelle et transcendantale que l’on perçoit dans les compositions de Magic Tuber Stringband. Il y a chez ces deux-là un mysticisme qui pourrait les rapprocher d’un Robbie Basho ou d’un Leo Kottke, là où les deux anciens imprégnaient leur folk d’éléments issus du minimalisme ou de la musique traditionnelle indienne, Courtney Werner et Evan Morgan, quant à eux, jouent avec la notion du bourdon et du drone. Certes, nous ne sommes pas chez La Monte Young mais leur folk a parfois quelques rapports avec la dissonance et le bruitisme. Les deux alternent des pièces de facture plus classique avec d’autres plus épurées, plus complexes, plus difficiles à appréhender.
Mais pour mieux intégrer et mieux comprendre la musique de Magic Tuber Stringband, il faut deviner les petits détails, les infimes indices distillés ici et là, il ne faut jamais perdre de vue la dimension Art Brut qui habite la musique du duo. Déjà, ce n’est sans doute pas sans raison si le groupe intitule son quatrième album sous ce titre énigmatique, Tarantism, ce n’est sans doute pas sans raison non plus si l’on entend un (seul et unique) vieux chant traditionnel du sud de l’Italie à la conclusion de Tarantella. Qu’est-ce que ce Tarantism ? Le Tarentisme, en français, c’est une technique de danse et de composition musicale dédiée à la catharsis de la crise psychique. Au départ, le Tarentisme décrivait cette hystérie propre aux habitants de la Pouille et plus précisément de la ville de Tarente. On supposait que cette maladie était provoquée par la morsure d’une araignée et que pour la soigner et en guérir, il fallait pratiquer une danse que l’on a vite appelée la Tarentelle. À travers ce Tarantism que l’on retrouve dans le titre de l’album, Magic Tuber Stringband souhaite nous prévenir de ce malaise général, de ces états de prostration, de cette dépression et cette mélancolie qui gagnent du terrain.
À travers l’exubérance de ces danses dionysiaques, on ne se s’enivre pas, au contraire, on se voit avec toute la sobriété possible, à travers ces huit plages hypnotiques, on accède à un autre niveau de conscience, à une perception pleine et entière de soi.
Greg Bod