Il est parfois difficile de rentrer dans une œuvre, d’autant plus quand le parcours artistique des musiciens court depuis plus de trente ans. Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore les travaux du trio australien The Necks, ce dix-neuvième album, Travel, est une excellente entrée en matière pour appréhender leur musique hybride.
L’hermétisme a bonne réputation chez certains d’entre nous qui vaut dans cette posture une forme de gage de qualité, de supériorité et de clairvoyance. L’hermétisme n’est jamais loin d’une certaine virtuosité souvent intimidante pour l’humble quidam, pour le simple chercheur de frisson, pour ce néophyte qui ne mérite pas de comprendre ce que l’autre, le musicien avec un grand M se rabaisse à lui faire découvrir. Avouons-le, certaines postures ne relèvent que de l’entre-soi, d’une forme de snobisme. Comment la musique peut-elle prétendre à exclure les uns pour mieux accepter les autres, pour mieux tolérer la plèbe ?
La musique des esthètes australiens de The Necks n’a absolument rien à voir avec cette vision des choses. Les compositions du trio sont toujours d’une grande clarté, d’une belle limpidité qui n’empêchent nullement l’énigme de s’infiltrer entre les notes, qui n’oublient jamais de laisser un mystère impalpable s’immiscer dans ces structures à la fois savantes et évidentes. Chris Abrahams (piano et orgue), Lloyd Swanton (basse) et Tony Buck (batterie) qui forment depuis 1987 The Necks le disent eux-mêmes, leur musique n’est ni tout à fait avant-gardiste, ni minimaliste, ni ambiant, ni jazz. Elle est un ensemble de tout cela, elle est surtout et avant tout le fruit de cette liberté totale qui habite ces trois instrumentistes à la fois surdoués et inventifs. Comme toujours chez The Necks, l’inspiration naît de l’improvisation, cette anticipation de la mémoire, cette appréhension d’un geste mille fois réfléchi, mille fois pensé, mille fois entendu. Chez eux, l’improvisation ressemble à une forme de poétisation de l’instant, à un ralentissement de la durée.
Simplement définir la musique de The Necks au Jazz relève de l’erreur pure et simple. Le trio a sans doute plus à voir avec les travaux de leur compatriote Oren Ambarchi pour ce rapport à l’expérimentation et à la musique électronique qu’avec ceux d’un Bill Evans ou un Miles Davis. La musique de The Necks va bien plus chercher dans l’abstraction et l’épure, dans le minimalisme et l’apesanteur, dans une certaine forme d’Ambient acoustique. On entendra pêle-mêle sur ce disque envoûtant une Alice Coltrane, du Can ou du Free Jazz, du tropicalisme aux couleurs brésiliennes.
Ce qui est remarquable, pour ne pas dire admirable avec The Necks c’est que depuis leurs débuts et ce Travel ne fait pas défaut en la matière, c’est donc que depuis le début, les Australiens proposent une musique exigeante qui n’a jamais oublié d’être accessible. Ces quatre longues pièces, Signal, Forming, Imprinting et Bloodstream qui forment Travel, laissent toute latitude à l’auditeur pour entrer dans ces structures à la fois puissantes et fragiles, exquises et immédiates. Nul besoin d’effort pour entrer dans ce monde étrange. Non, ces trois-là qui ne cessent depuis plus de trente ans d’explorer un autre univers, un lieu du son nouveau, n’oublient jamais de nous inclure dans leur expérience. Là où d’autres se renouvellent sans cesse, The Necks n’a jamais cessé de travailler en suivant la même méthodologie, celle de l’improvisation et d’une liberté totale qui passe par une transformation dans l’abstraction.
On touche souvent au sublime au sein de ces quatre pièces transcendantes. On passe de l’anecdotique, de l’anodin au terriblement pertinent. Ce sont ces mêmes esthètes qui, voici quelques années, ont compris que pour singulariser leur identité, il faudrait savoir se délester du superflu, de l’intellectualisme, de l’envie de briller pour laisser la musique se déployer et sortir de cela grandi. De toute cette expérience passée, de ces dix-neufs albums, c’est à peu près tout ce que le trio a retenu. Lâcher prise avec le cérébralisme tentant, ce paravent de pudeur qui met à distance l’émotion. Et chacun de jouer selon son envie, selon son tempo, selon la zone harmonique qui lui convient. De cette anarchie pourrait naître un chaos ultime, il n’en est rien. C’est bien encore ici l’évidence de la complicité qui lient les trois protagonistes.
« Voyager rend modeste. On voit mieux la place minuscule que l’on occupe dans le monde. »
Gustave Flaubert
Chris Abrahams, Lloyd Swanton et Tony Buck n’ont fait tout au long de ces trente années que d’enrichir leur vocabulaire pour mieux l’oublier et par là-même d’atteindre une liberté suprême. On entend chez eux cette réaction de stupéfaction face aux réponses de chacun à la note de l’autre. Il y a dans leur musique une surprise toujours intacte et cette surprise, vertu rare et sublime, participe de ce voyage auquel nous convie The Necks. Il y a dans le trio une vigilance de chaque instant à la proposition de chacun, une générosité réelle entre chaque musicien, aucun des trois ne souhaitant se mettre en avant. The Necks ne peut être que l’addition des trois ou plutôt une dilution des trois. D’où ces jeux sur les séries harmoniques, sur la polyrythmie, qui viennent troubler l’orientation temporelle de l’auditeur.
Le voyage peut bien être une apologie de l’immobilité quand il est si beau, quand les paysages qui défilent sous nos yeux ébahis ressemblent tant à ce que nous sommes, de minuscules, tout petits individus cherchant un ailleurs qui nous grandira peut-être…
Greg Bod