Vous en avez assez d’écouter de la musique de petits blancs occidentaux en colère, alors que la société leur garantit encore un bien-être inaccessible à la majorité de la population terrestre ? Vous vous êtes lassés de la noirceur artificielle du post-punk ? Rejoignez les rangs de plus en plus fournis des adorateurs de la reine vaudou de Haïti, Moonlight Benjamin !
Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit quand on prononce le nom de Haïti ? L’ïle d’Hispaniola partagée avec la République dominicaine ? Pas sûr, la géographie n’étant pas le fort des Français ! Les Tontons Macoutes de Duvalier et ses méthodes « expéditives » ? Bon, l’histoire des Caraïbes, ce n’est pas non plus notre tasse de thé… La misère endémique de l’un des pays plus pauvres, les plus dangereux aussi des Caraïbes ? Oui, sans doute… mais surtout… le Vaudou !!! Parce que le Vaudou, même si on sait qu’on le trouve en Louisiane, au Brésil, à Cuba, reste indéfectiblement associé à Haïti… largement grâce au cinéma, depuis le célèbre film de Tourneur en 1943.
Alors, la meilleure manière de vous recommander d’écouter le nouvel album de Moonlight Benjamin, Wayo, ce n’est pas de vous parler de Blues, ni même de Rock (même si l’album envoie sérieusement du bois, et doit être indiscutablement qualifié d’album de Rock !), mais de vous susurrer à l’oreille ses mots effrayants et excitants : Moonlight Benjamin, c’est une Vodou Queen ! Mais, cerise sur le gâteau très épicé, cette reine vaudou aspire à un monde meilleur, et ses sorts visent à nous aider à aller vers la lumière. Depuis le temps qu’on écoute les rockers « gothiques » qui singent la possession diabolique, errent dans des cimetières vêtus de noir, célèbrent la mort, alors qu’ils vivent une existence paisible dans le cottage parental niché dans une verdoyante campagne anglaise, il est grand temps de passer de l’autre côté du miroir, non ?
Dès Wayo, démarrage en bourrasque qui enfle et se transforme en tempête, avec les imprécations de Moonlight Benjamin qui se mêlent aux cris des possédés sur un lit de grosses, de très grosses guitares, on sent qu’on a affaire à quelque chose de sérieux : Wayo, cri de douleur, est une invocation de Saint Expédié, qui doit purifier les croyants de tout ce qui les empêche d’avancer : « Ayi sentespedye / mwen vin la ak lespwa / pou m’fon ranvwa mwen » (Ai, Saint Expédié / Je suis venue ici avec espoir / Pour mon renvoi).
Haut là haut, nous ramène sur un terrain plus familier, moins sombre : Moonlight Benjamin s’y dévoile comme une sœur de cœur et de voix de Britanny Howard de Alabama Shakes, et regarde l’avenir de manière positive, en tablant sur le pouvoir des rêves. Taye Band poursuit dans le même registre positif, et sonne comme si les Black Keys avaient engagé Catherine Ringer comme chanteuse, et s’ils n’avaient pas vendu leur âme au diable du commerce : « se tèt ki konstwi se tèt ki detwi / fos la se nan brenn ou liye / panse pozitiv la ou ka kiltive’l » (c’est le moi qui construit et le moi qui détruit / La faute est dans ton cerveau / la pensée positive tu peux la cultiver…). Une logique d’ouverture qui se confirme sur l’élégiaque et pourtant lumineux Ouvè L’esprit, qu’on a hâte de partager en live avec un public forcément extatique : une immense chanson, ni plus ni moins.
Pè est un appel au rassemblement universel pour la paix. Mais rassurez-vous, on n’est pas dans un discours de Miss France, ni même dans un clip de U2 : plutôt au milieu d’une danse tribale africaine, où les guitares électriques déchirent cette nuit sombre qui voit tourner en un cercle halluciné les esprits de tous ceux morts par la violence. Freedom Fire évoque les appels à la résurrection des Caraïbes et des pays colonisés en général que chantait Bob Marley : cette tristesse, cette profondeur, cette ampleur visionnaire, cette voix saisissante… et nos gorges qui se serrent…
Limyè est un morceau plus rock, presque pop grâce à sa mélodie lumineuse, littéralement irrésistible sur une rythmique martiale : potentiellement le titre le plus immédiatement séduisant de Wayo, en tout cas le plus entraînant : « Saliye limyè k’andedan kè ou / oue oue ou oue ou / simen vannen’l san condition toupatou » (saluez la lumière à l’intérieur de ton cœur / wow wow vous wow vous / semez-la inconditionnellement partout).
Avec Bafon, Moonlight Benjamin reconcentre son propos universel sur la situation de Haïti, rappelant, dans un déluge d’accord de guitare saturée, et avec un lyrisme vocal décoiffant, que la vie et l’espoir subsistent dans l’île en dépit de l’emprise de la Mort. Plus intimiste dans son propos, mais explosif dans sa forme, Lilè nous incite à aller chercher notre équilibre en nous-même, jusqu’aux cris (d’extase, d’encouragement ?) finaux.
Alè est une chanson militante, au rythme guerrier particulièrement entraînant, incitant le peuple haïtien à se prendre en main et refuser la charité internationale : on imagine très bien le fantôme de Joe Strummer rejoignant sur scène notre Moonlight Benjamin, le poing levé pour appeler au réveil des damnés de la planète ! Et nous, les larmes aux yeux dans le public…
Paradoxalement, après l’appel au réveil du titre précédent, Pwenn Fè revient sur le désespoir et l’impuissance du peuple haïtien : c’est une conclusion poignante à un album exceptionnel, qui quelque part, tempère la vigueur des propos qui ont précédé par une dose de réalisme. C’est aussi une fin touchante, mais inconfortable pour un album qui, malgré sa noirceur, ne refuse pas l’exaltation. C’est une chanson qui donne immédiatement envie de repartir au début de Wayo, pour pouvoir croire à nouveau au pouvoir des esprits et à la force de l’âme.
Eric Debarnot