Gorillaz – Cracker Island : Mon beat et mon couteau

Dernier-né de l’union de Damon Albarn et Jamie Hewlett, Cracker Island est un album « confortable », avec toute l’ambivalence que cela suppose. C’est aussi la preuve que, même lorsque Gorillaz accuse une petite tendance à se reposer sur ses lauriers, ils restent mieux entretenus que ceux de la concurrence.

© Nasty Little Man

Avant toute chose, je tiens à confirmer que, oui, j’ai trouvé tout seul le titre de cette chronique et que, non, je ne suis pas peu fier de mon ânerie. C’est un sentiment très à propos quand notre sujet du jour est Gorillaz, fameux objet à la fois manufacturé et divergent, cartoonesque et arty, comme une blague entre potes (en l’occurrence, Damon Albarn, pilier de Blur, et Jamie Hewlett, papa de Tank Girl) dont l’audace a depuis longtemps éclipsé son intention drolatique. Prévisiblement imprévisible ou imprévisiblement prévisible, comme pour honorer un statut dont la radicalité n’a d’égale que son énorme popularité, Gorillaz a passé les dernières années à diviser sans moins bien régner.

En dépit de critiques accueillantes à l’heure de sa sortie, Humanz (2017) fut rapidement revu comme l’opus le moins cohérent du groupe virtuel, qui inaugurait pour l’occasion son passage visuel au numérique. À peine un an plus tard, The Now Now (2018) fut quant à lui salué comme un redressement de barre, sans pour autant marquer une étape décisive de la discographie qu’il prolongeait. Song Machine Season One: Strange Timez (2020) signalait un regain notable d’ambition, avec pléthore de contributions prestigieuses (Robert Smith, Elton John, St Vincent, Peter Hook, Beck…) et une gloutonnerie d’éclectisme rafraîchissante. Son parti-pris délibérément épisodique, visant à produire une compilation de singles plutôt qu’un album au sens traditionnel du terme, avait néanmoins de quoi désarçonner. Dans l’attente d’une saison 2, Albarn faisait patienter son monde avec l’EP Meanwhile (2021) et engageait les services du méga-producteur Greg Kurstin (Adele, Foo Fighters, Paul McCartney, Beck, Sia, etc.) pour une nouvelle cuvée. L’idée d’en tirer le second volume de Song Machine fut rapidement abandonnée au profit d’un album à part entière, annoncé par Albarn comme un retour aux sources, tandis que Blur examinait son agenda post-pandémique.

L’origine de Cracker Island est du côté de Los Angeles, où Hewlett et Albarn s’étaient retrouvés pour plancher sur un rêve de longue date : décliner les aventures de 2-D, Murdoc, Noodle et Russel en long-métrage d’animation. Un fantasme qui rend tout chose, il est vrai, et que les deux anciens colocs caressent avec persistance depuis 2002. Vingt ans d’une patience qui est encore loin de porter ses fruits. Apparemment décidé à nous courir sur le haricot avec des crampons d’alpinisme, Netflix aurait récemment paniqué devant sa palanquée de nouveaux projets, annoncés comme on balance des cailloux dans une flaque pour voir ce qui ricoche, avant de se rendre compte qu’on a fait un gros trou dans l’allée où l’on pioche les munitions. Le film Gorillaz a fait partie des initiatives débranchées par le géant de la VOD, sur fond de remaniement structurel et hiérarchique. Par contre, rassurez-vous, cette daubasse de Red Notice aura droit à une suite. Youhouuu. On pourrait dire qu’il ne nous reste que les yeux pour pleurer, mais ce serait oublier ce nouvel album, seule consolation concrète à tirer des décombres d’un édifice qu’on espère un jour pouvoir admirer pour de bon, hors de nos rêves et sur nos écrans. Doigts croisés, orteils noués, cierges flambants, prières multiples, sacrifices à de sombres entités, tout ça tout ça. Il faut ce qu’il faut et, visiblement, il faut beaucoup.

 

© Nasty Little Man

Le premier single de Crackler Island fut sa chanson-titre, qui se trouve également être la piste introductive du tracklisting. Une entrée fracassante, dopée par la basse tout-terrain de Thundercat, qui en profite aussi pour participer aux chœurs du refrain. C’est un quasi-sans faute pop, disco et malin, avec la volonté espiègle de faire twerkouiller les foules sur ce qui est essentiellement… un chant de secte. Celle créée par Murdoc, éminence verdâtre de Gorillaz. Ce mégalomane au look de Keith Richards zombifié, décrit par Hewlett comme « un bassiste de death metal qui se rêve en pop star sans avoir le physique de l’emploi », concrétise ici ses fantasmes satanistes en formant The Last Cult, embarquant ses camarades dans de nouveaux délires qu’on imagine douteux. En dépit de toute prudence, la production sexy de ce nouvel album aurait tendance à nous faire rejoindre la sarabande. Oil est une jolie collaboration avec Stevie Nicks, qu’on aurait tout de même aimé entendre au-delà de simples harmonies de fond. Sa voix de tata fumeuse de Miley Cyrus (avec qui elle a d’ailleurs bossé) fait son petit effet, mais il aurait été maximisé par une plus grande puissance de feu des projecteurs.

À l’inverse, The Tired Influencer, dénué d’invités de marque, laisse une légère impression de pilote automatique, livrant une ballade léchée mais peu singulière dans un catalogue déjà richement pourvu en la matière. Le constat s’applique aussi aux paroles, dont le thème socio-technologique n’est exploré que très superficiellement. Il n’est pas interdit de trouver le temps un peu long après la seconde minute. Heureusement, cette sensation est dynamitée par l’excellent Silent Running, single ô combien tubesque, dont le groove dansant et les synthés fluorescents donnent envie de se mirer dans les facettes de la boule pour mieux remuer le sien. En renfort, Adeleye Omotayo vocalise des gerbes d’étincelles sur les refrains. Sans être tout à fait du même excellent tonneau, New Gold réunit Tame Impala et Bootie Brown pour un disco-pop rétro pas désagréable.

La mélancolie du texte de Baby Queen est bienvenue et les synthés sont suffisamment juteux pour passer efficacement l’éponge sur une composition un peu prévisible. Tarantula, par contre, fait du surplace malgré une instrumentation inspirée, et Tormenta, avec Bad Bunny en guest, est à classer parmi ce que Gorillaz a produit de moins enthousiasmant. Le beat y est si cliché qu’on frémit, se disant qu’on est à deux (ou disons, trois ou quatre) doigts de voir débarquer Aya Nakamura en fond de salle. Les dernières secondes de la chanson reniflent timidement une idée, avec des synthés bien assortis à la steel drum, mais… trop tard, c’est fini. Skinny Ape s’ouvre sur des accords folk à l’ancienne, mais mute aussi sec en raggaeton chaloupé, avec un beat de soirée qui alourdit un peu la mélodie. On apprécie davantage l’intermède techno stroboscopique qui s’invite au détour des couplets. Malgré la schizophrénie sûrement intentionnelle de la chanson, on se prend à rêver de ce qu’elle aurait offert avec cette idée-là comme ligne directrice. Toujours futé, Albarn a gardé un peu de subtilité pour la fin avec Possession Island, ballade luxueuse où Beck pointe discrètement son petit nez sur fond de guitare nylon et de piano pointilliste. Les arrangements ne renouvellent pas le cahier des charges de Gorillaz, mais procurent un sentiment d’extravagance contenue qui fait mouche. Bien qu’elle bride un délire souvent profitable au groupe, cette retenue permet à Cracker Island de se clore sur une note apaisée.

Un peu comme chez Bowie ou Kendrick, les moments les moins fascinants d’un album de Gorillaz ne sont jamais totalement indignes, pour peu qu’on daigne les replacer dans le contexte d’une discographie comprenant quelques chefs-d’œuvre entérinés (Plastic Beach, Demon Days). Il n’en reste pas moins que Cracker Island peut cimenter l’impression, tantôt plaisante, tantôt frustrante, d’un projet explorant la porosité des frontières entre pop ingénieuse et confort pantouflard. Entre claquettes et charentaises, donc, il y fort à parier que votre cœur et vos pieds balancent. Croyez-moi, le choix n’est pas uniquement affaire de saison ou de température ambiante. Une fois l’écoute terminée, une seule certitude demeure. Malgré son immédiateté formelle et sa musculature pop délibérément accessible, Cracker Island est un album rusé qui se laisse difficilement diagnostiquer sur une première et unique impression. Et cela, ma foi, c’est la marque des artistes qu’on aurait grand tort de cesser de suivre. En attendant le film pour les yeux, on en reprendra volontiers pour les oreilles. Qu’importe la divinité qu’on invoque, du moment que le cierge flambe. On garde tout de même le briquet à portée de main, juste au cas où.

Mattias Frances

Gorillaz – Cracker Island
Label : Parlophone
Sortie : 24 février 2023