Quoi de mieux que le militantisme d’Algiers pour clôturer une journée de grève ? C’était à Petit Bain qu’il fallait se rendre, en dépit de la perturbation des transports, pour voir à l’œuvre un groupe qui n’en finit pas de transgresser les frontières.
Nous avions déjà été soufflés par la tempête du nom d’Algiers à la Maroquinerie en 2020, juste avant de voir les portes des salles de concert se fermer. C’est donc, pour ceux qui étaient déjà là il y a trois ans, l’occasion de retrouver sur scène un groupe à l’énergie bouillonnante et virtuose. Pour les autres, il s’agit de découvrir sur scène le phénomène Algiers, tout droit venu d’Atlanta pour défendre son dernier album, Shook, sorti il y a à peine plus d’une semaine. Remarqué pour ses multiples collaborations et des influences toujours plus éclectiques, ce quatrième album est complexe, et confère au groupe une nouvelle arme aiguisée, mais au tranchant délicat.
La salle se remplit doucement alors que One-Eared Boy occupe seul la scène avec sa guitare. Le parisien porte agréablement sa voix, laissant planer quelques airs de blues rock ou de soul. Malheureusement le fait d’être seul sur scène ne sert pas le musicien, dont la performance manque de rythme et d’intensité, soit car sa guitare seule manque de fréquences basses, soit car les ponctuelles instrus pré-enregistrées ne parviennent pas à restituer la chaleur d’un véritable accompagnement. Ses gestes traduisent par moments une certaine fébrilité sur scène, qu’on excuse tout-de-même volontiers à ce chanteur dont la voix gagnerait à performer entourée d’autres véritables instruments.
21h30, c’est une heure bien tardive pour un groupe qui s’apprête à nous fournir près d’une heure trente de set. Les quatre musiciens originels sont toujours de la partie, mais on compte désormais dans leurs rangs un second batteur, venu pimenter la frappe puissante de Matt Tong. C’est le guitariste Lee Tesche, qui fait le premier irruption sur scène muni d’un talkie-walkie avec lequel il joue des interférences, jusqu’à capter la bonne fréquence, celle d’Atlanta, car c’est bien là-bas que nous transporte le groupe. C’est d’ailleurs appréciable pour des spectateur.ices habitués à un paysage indie rock dont ils ne connaissent que trop bien les aspérités. Ici, Algiers extirpe le public parisien de sa zone de confort : ceux qui apprécient le groupe pour ses racines post-punk goûtent à l’héritage hip-hop de la ville géorgienne, quand ceux qui ont connu Algiers pour ses élans gospel ou rap peuvent s’ouvrir aux rythmiques rock de la formation.
Quoi qu’il en soit, c’est un vent de fraîcheur qui souffle dans la salle pour tous ceux qui n’ont pas l’habitude de voir un personnage tel que Franklin James Fisher occuper l’espace avec une telle énergie. Il officie tantôt à la guitare ou au piano, presque toujours armé de son micro, se levant, s’asseyant un instant, chaque fois le pied dansant, tout à la fois avec grâce et aplomb. Leader fascinant et effronté donc, dont la voix porte à merveille des textes coupants et éloquents.
La mise en marche de l’engrenage s’effectue en un souffle : Irreversible Damage donne le ton et démarre dans l’urgence. « Time is over » sont les premiers mots clamés par le chanteur, tonitruants et projetés en lettres capitales, pendant que Ryan Mahan prend en main des couplets débités à toute vitesse. Tout au long du concert, et quand il n’est pas affairé avec son synthé ou sa basse, ce dernier déambule frénétiquement sur la scène, se hasardant même à quelques bonds au milieu du public, sautant dans tous les sens, possédé par la fièvre du rock, à moins que ce ne soit celle du gospel ou du hip-hop : pas d’étiquette pour ce melting-pot instrumental et vocal.
Cette franche diversité est impressionnante sur scène. La voix de Franklin James Fisher tombe comme un couperet sur Walk Like a Panther, au propos résolument révolutionnaire (et c’est d’ailleurs l’occasion pour lui, dans un remarquable français, de saluer l’action des grévistes ce jour-là) ; elle s’envole sur les effusions gospels de Dispossession, devient furieuse sur Irony. Utility. Pretext., sans que ne faiblisse le jeu des musiciens. Déjà évoqué plus haut, le bassiste se déchaîne sur scène, bien qu’on n’ait finalement que peu l’occasion de le voir affairé à ses quatre cordes et c’est regrettable quand on sait la puissance qu’elles peuvent incarner sur le rythme martial de Death March. Percussions et cymbales (doublées) martèlent des tempos tantôt implacables, tantôt tortueux, mais toujours convainquant. Lee Tesche campe à une position plus discrète au fond de la scène, certainement à l’image de la direction empruntée par le groupe où les guitares ne semblent plus si centrales. Il n’empêche qu’on le voit brandir par moment un archer qu’il frotte sur ses cordes ou sur la tranche d’une cymbale pour côtoyer des sonorités post-rock.
Si l’énergie que convoque le groupe dans ses compositions prête à imaginer une véritable synergie sur scène, on peut néanmoins relever quelques moments où la machine carbure en-deçà du régime imposé sur la longueur. Le set est très dense et audacieux, il convoque de nombreux nouveaux morceaux qui s’aventurent sur des pentes expérimentales, parfois abruptes et marqués par des samples de spoken-words auquel le public adhère avec un peu moins d’entrain. Shook est un projet travaillé, vaste et profond, à tel point qu’il semble parfois drainer la savante énergie du groupe sur scène, et ses titres n’ont peut-être pas encore acquis la maturité en live que connaissent les précédents albums.
Cependant, si l’on se permet aussi d’émettre un tel jugement, c’est car la barre est placée très haute avec un groupe de la trempe d’Algiers, et en une heure et demie, le groupe a côtoyé des sommets paroxystiques à plusieurs reprises. Cocktail explosif de mille et unes sonorités toutes plus intelligentes les unes que les autres, la musique d’Algiers est véritablement révoltée et révoltante. Impossible de ne pas prendre part aux chœurs à la force tellurique de There Is No Year, ni de frapper le rythme furieux de Death March. Inconcevable enfin, de ne pas être fasciné par Franklin James Fisher qui pousse sa voix sur des terrains que le spectateur habitué à une ritournelle rock ne connaît pas ou peu.
« The time for art is over » peut-on lire à la fin du set sur la toile du fond de la scène, mais personne n’y croit vraiment. Alors, après cinq bonnes minutes, le cœur des spectateurs coincé quelque part entre Atlanta et Paris, Algiers revient pour exécuter trois derniers morceaux, dont l’excellent et intemporel Blood. Véritable mise à nu que ce dernier morceau où Franklin James Fisher se délivre, face à un public béat d’admiration devant tant d’engagement corporel, émotionnel, et humain.
La soirée se finit tardivement, mais personne n’aura été déçu d’avoir fait le chemin jusqu’à Petit Bain pour avoir le privilège d’un aller simple direction l’Atlanta d’Algiers et son paysage musical hors du commun.
Photos : Robert Gil
Texte : Marion des Forts