Après Refuge en 2019 et la réadaptation de la bande son de Gerry de Gus Van Sant en 2021, le pianiste rennais Sylvain Texier réactive son projet Ô Lake avec ce second volet, Still, plus ouvert encore aux sons de son temps. Une merveille d’équilibre et de sensibilité.
C’est quoi être néo-classique aujourd’hui ? Que veut donc dire ce terme mille fois employé, souvent galvaudé ? Que signifie cette désignation encore aujourd’hui en 2023 ? Être néo-classique, cela implique-t-il de reproduire à l’envie une formule ancienne en tentant d’y ajouter un soupçon de contemporanéité ? Être néo-classique, serait-ce d’être dans une forme de geste qui n’assume jamais totalement un fond rétrograde, une velléité passéiste ? Et si tout relevait finalement plus d’une esthétique qui s’appuierait sur des périodes radicalement différentes, parfois antagonistes ? Et si être Néo-classique, c’était avant toute chose savoir chercher son propre vocabulaire là où il se trouve sans querelles de clocher, de manière orthodoxe ? Comprendre les leçons des pères minimalistes tout en y associant cette volonté de danse que l’on entend et recherche dans la musique électronique, savourer la chose Pop tout autant que les gammes de Debussy ou Charles-Valentin Alkan.
Ses premières armes, Sylvain Texier les a assumés tout d’abord dans l’univers de la Pop avec son projet The Last Morning Soundtrack, auteur de deux albums splendides où le rennais hésitait entre bedroom Pop et musique de chambre. On l’a ensuite connu avec Fragments et le superbe Imaginery Seas (2016) qui le voyait emprunter avec ses complices de l’époque des voies plus électroniques. Ce que l’on comprend très vite à l’écoute des différents angles qu’a empruntés le jeune pianiste, c’est qu’il fait partie de cette génération de musiciens qui aime la collision entre les genres, entre les styles et les perceptions musicales. Autant Refuge revendiquait pleinement son approche néo-classique, autant Still s’ouvre à d’autres dimensions et ressemble à une forme de synthèse de la (pour l’instant) courte carrière du rennais. Les compositions restent toutefois articulées autour du piano de Sylvain Texier, on sent le rennais influencé par les climats d’un Franz Liszt, un impressionnisme pianistique qui atteint ses sommets dans Les Années de pélerinage (1855).
On sait combien les échanges ont été nombreux entre la littérature et la musique savante, combien les deux arts se sont nourris l’un et l’autre. On a été jusqu’à parler durant le dix-neuvième siècle d’un piano littéraire qui travaillait les mêmes obsessions que les grands auteurs de son temps. Sylvain Texier, lui, prend souvent l’exemple d’images de films pour traduire ses impressions musicales. Pas surprenant donc de l’avoir vu adapté en 2021 ce film minimal de Gus Van Sant, Gerry ! La musique de Ô Lake travaille tous les sens, l’audition, la sensibilité, la vision. Chacun des neuf titres de Still décrivent des paysages intérieurs « mais qu’est-ce qu’un paysage intérieur ? » me direz-vous. Et si un paysage intérieur, c’était cette perception idéale d’un lieu et d’une émotion à son paroxysme réunis ? Le paysage intérieur n’est ni un refuge ni une menace, il est à la conjonction des deux, à la croisée des chemins. Il est là, simplement là comme ce trouble ressenti tout en haut d’une falaise, au pied d’une montagne. Sylvain Texier raconte la solitude ultime dans ces lieux éloignés, cet Everest où l’Avalanche guette à l’affût. Il raconte ce vertige à se sentir vivant, pleinement vivant, à sentir l’urgence et la fragilité de l’existence.
Ô Lake signe un nouvel album, une fois encore impressionnant par son amplitude, sa beauté, sa poésie et sa richesse. Still confirme que Sylvain Texier est de la trempe des Max Richter, Ólafur Arnalds et autre Nils Frahm. Du grand art, on vous dit ! Alors bien sûr, à l’écoute de ce disque, on sent bien l’influence de l’école islandaise d’évidence, plus particulièrement le And They Have Escaped The Weight Of Darkness (2010) et For Now I am Winter (2013) d’Arnalds pour ce même rapport au lyrisme et à une volonté de chaque instant à laisser entrer de la lumière et donc de l’espoir dans sa musique.
Accompagné sur ce disque par un ensemble à cordes de 40 musiciens, Ô Lake dessine à la fois un univers ambitieux, ample, modeste et tendre. Il sera bien difficile de ne pas être touché aux larmes par December 30th ou Funeral, possibles rémanences d’un Woodland Sketches d’Edward MacDowell. Sylvain Texier joue sur le peu, décline des jeux de suggestion, laisse suffisamment d’espace à son auditeur pour entrer dans une forme d’état contemplatif paradoxalement actif. Sa musique est reposante mais aussi stimulante, elle caresse l’oreille mais un peu comme la morsure d’une brise froide de nuit d’hiver. Tous nos sens sont aux aguets, nos pas se font incertains, on tâtonne ici et là. Au pied de la falaise, la mer, l’océan, ni vraiment la terre, ni seulement la mer infinie. Seuls les oiseaux de mer habitent ces contrées. Dans la lande, on ne retrouve son chemin qu’à la faveur du faisceau hésitant du phare lointain.
Ces neuf pièces instrumentales sont un peu comme des croquis, elles dressent à travers quelques traits nerveux des esquisses, des soupçons de lieux, des imaginations infinies, des multitudes, des incarnations. Elles clament en silence leur urgence, leur volonté propre et autonome. Elles racontent le besoin de vivre, l’envie de vivre. Elles impressionnent notre rétine et notre oreille, elles s’y infiltrent et s’y édifient.
Sylvain Texier, avec Still, le second album d’Ô Lake, trace un chemin qui a à voir avec le néo-classique, avec la Pop mais qui avant toute chose dit ce besoin vital, ce besoin d’aller toujours plus loin en soi, de rencontrer un jour ce que l’on est au fond, tout au fond.
Greg Bod