Triomphe absolu de la série TV entraînant un engouement en forme de raz de marée global, The Last Of Us est aussi une suite de formidables moments de vrai et grand cinéma, grâce à un scénario, une écriture et une mise en scène impeccables, et surtout grâce à deux acteurs, Pedro Pascal et Bella Ramsey en état de grâce.
HBO l’a encore fait ! Produire une série TV qui électrise la planète, dont tout le monde parle, dont chaque épisode génère à sa mise en ligne une avalanche de commentaires – largement positifs, qui plus est – sur les réseaux sociaux comme sur les sites « officiels » de cinéma. Une série d’ores et déjà entrée au panthéon du genre, et qui permet à son couple d’acteurs principaux, Pedro Pascal et la jeune Bella Ramsey de passer au premier plan des acteurs les plus désirables du moment… Mais le plus impressionnant c’est sans doute que The Last Of Us est une adaptation de jeu vidéo à succès, un genre qui n’a généré jusqu’alors que des catastrophes artistiques, éreintées aussi bien par les cinéphiles que par les gamers…
Quelques mots d’explication – sans doute inutiles vu la célébrité du jeu, mais The Last of Us avait marqué son époque grâce à la sophistication de son scénario, développé au long de cinématiques (soit des séquences animées, narratives, dans lesquelles le joueur ne peut pas intervenir) devenues emblématiques. L’intelligence de Craig Mazin (qui a à son actif une participation comme scénariste à la fabuleuse Chernobyl) et de Neil Druckmann (qui avait écrit le scénario original du jeu vidéo) est de n’avoir pas eu l’arrogance de changer ce qui fonctionnait parfaitement (certains dialogues sont a priori conservés, par exemple). Ils ont seulement mis au service de l’excellent matériau initial une équipe professionnelle et talentueuse pour réaliser une adaptation digne de ce nom, qui devait être également une œuvre « cinématographique » à part entière. Des effets spéciaux de qualité, une mise en scène classique respectueuse aussi bien du scénario que du travail des acteurs, et, on l’a dit, un casting royal… Et avec dans des seconds rôles, des acteurs solides comme Anna Torv, Melanie Lynskey, Nick Offerman ou Murray Bartlett, par exemple…
Autre écueil évité et avec brio, la comparaison avec The Walking Dead, au thème pour le moins proche : la survie dans un univers post-apocalyptique où la civilisation a été abattue par une pandémie (causée cette fois par la prolifération d’un champignon) transformant ses victimes en monstres sanguinaires. L’intelligence de The Last of Us, c’est d’avoir réduit au minimum les scènes de confrontation avec les infectés – ce qui les rend d’autant plus efficaces, comme lors du final épique de l’épisode 5 (Endure and Survive) – pour se concentrer sur les épreuves que traversent la paire constituée par Ellie, toute jeune fille dont l’immunité à la pandémie constitue un espoir pour l’humanité, et Joel, aventurier sans foi ni loi brisé par la mort de sa fille, qui doit l’accompagner jusqu’à un groupe possédant les compétences pour produire un vaccin. Sans surprise, puisqu’il s’agit là de l’un des ressorts fictionnels les plus convenus du cinéma hollywoodien, mais d’une manière joliment naturelle permettant à la série d’échapper aux stéréotypes du genre, un lien père-fille va finir par se nouer, au cours de leur périple à pied dans des Etats-Unis retournés à l’état naturel, entre les deux voyageurs : l’évidente alchimie entre Bella Ramsey et Pedro Pascal, qui ont semble-t-il développé une relation forte pendant le tournage, protège aussi cette partie de l’histoire de The Last of Us de toute artificialité, et est pour beaucoup dans le succès de la série.
La conclusion de l’épisode 9 (When We Are In Need), le plus intense émotionnellement de tous, touche au cœur avec la reconnaissance de cet amour paternel de substitution… Même si tout le monde se souviendra logiquement plus de la violente confrontation entre Joel et Ellie et une communauté dissimulant de bien sombres secrets (Ce qui permet d’ailleurs aux scénaristes de tacler d’une manière peu habituelle dans les séries et films US la foi religieuse, comme vecteur de domination et de soumission aveugle).
Par rapport au discours politique de The Walking Dead, très focalisé sur les problématiques états-uniennes, et régulièrement discutable quand il s’agit de présenter des modèles de société permettant de survivre après la fin du monde, The Last of Us adopte un propos plus universel, et de fait beaucoup pertinent par rapport à la montée actuelle des théories d’extrême-droite : comme on l’a expérimenté lors des récents confinements, c’est l’enfermement, le repli sur soi, le rejet de l’étranger comme porteur potentiel de germes de contagion qui est vu comme le seul système « viable ». Et c’est un système qui suppose l’instauration de régimes fascistes, para-militaires, contrôlant les centres des villes, et contre lesquels agissent des résistants aux méthodes pas beaucoup plus douces. Sans en faire une montagne, le propos politique sur l’effondrement de la société est lucide, et son pessimisme a le mérite de la clairvoyance par rapport aux tendances observées ces dernières années et aux discours de nos politiciens réactionnaires.
Là où The Last of Us a marqué de nombreux points, c’est dans sa reconnaissance « naturelle » – c’est-à-dire sans en faire un discours militant – de l’homosexualité comme comportement absolument normal – illustré dans deux épisodes qui ont fait couler pas mal d’encre : le troisième (Long, long time), touchante histoire d’amour à la Roméo et Juliette entre deux hommes, et le septième (Left Behind) avec son flashback sur la première et la seule histoire d’amour d’Ellie. Là aussi, tout était déjà dans le jeu, et ni HBO ni Craig Mazin et Neil Druckmann n’ont flanché sur le sujet. Inévitablement, les « haters » se sont déchaînés à chaque fois, ne méritant que notre indifférence.
Il est bien entendu tentant de réduire The Last Of Us à une combinaison gagnante de sujets « porteurs », bien de notre époque : la crainte de l’effondrement de la société du fait d’un désastre environnemental, la nécessité de reconstruire des relations fortes entre parents et enfants au sein de familles recomposées où le lien géniteurs-progéniture n’existe pas, l’intégration à part entière de l’homosexualité dans la norme. Il est indéniable que son succès colossal est en partie engendré par la pertinence de son propos. Mais ce serait ignorer à tort qu’on est en face d’une série parfaitement exécutée, depuis son glaçant préambule (ainsi que celui de son second épisode), suivi par une description foudroyante de l’effondrement de notre société, jusqu’à un dernier épisode (Look for the Light) extrêmement troublant qui laissera le téléspectateur aussi satisfait que désemparé…
The Last of Us est une œuvre artistiquement forte, reconstruisant l’éternel récit tellement cinématographique de la traversée, à pied, à cheval, en voiture, des paysages grandioses du continent Nord Américain : entre les décombres d’une civilisation humaine appelée à disparaître – au moins sous la forme que nous connaissons – et la violence d’une nature implacable qui reprend ses droits, voici du très grand, du très beau cinéma.
Eric Debarnot