La musique peut être dangereuse. Pour votre équilibre mental. Pour votre cœur si facile à briser. Et Micah P. Hinson en a encore fait la démonstration hier soir à Petit Bain. Vous n’y étiez pas ? Peut-être était-ce en effet plus prudent de ne pas y être…
La country music, la vraie, celle de l’Amérique Profonde, pose un problème à la majorité de la population terrestre, en gros celle qui ne vit pas dans les Etats du Sud des USA. Mais, il y a aussi un phénomène passionnant, dont on ne parle pas assez : il semble qu’il y ait un moment dans la vie, où l’âge venant, et les expériences cruelles, néfastes, voire désastreuses s’étant accumulées, puis ayant sédimenté dans votre tête, la country music se met à curieusement faire sens. Voire à faire résonner en vous quelque chose de profond. Ou plutôt de profondément malade. Comme on le disait à un ami, justement : « Ce soir, les gens bien dans leur peau, bien dans leur tête, qui ont foi dans l’avenir, ou au moins dans quelque chose, sont soit au Supersonic à pogoter avec des jeunes punks énervés, soit au Trabendo à headbanguer en écoutant Fuzz, le groupe psyché où Ty Segall, le mec le plus positif de Californie, officie en tant que batteur. Les autres étaient à Petit Bain, à se prendre des coups de pelle sur la tronche par Micah P. Hinson ».
Les choses avaient pourtant commencé en toute sérénité à 20h35, avec Tereglio, non pas le village italien, mais Nicolas Puaux : un type qui, même s’il a l’air d’avoir déjà connu des galères, a pris la décision d’apporter de la beauté à tous ceux qui veulent bien l’écouter. Seul avec sa guitare acoustique sur laquelle il joue de jolis arpèges, mais surtout muni d’une très belle voix, Tereglio chante de petites chansons mélancoliques – lui-même en plaisante, tout en nous rassurant sur le fait qu’il sait aussi s’amuser, la preuve il vend des jeux de cartes à son stand de merchandising – qui font du bien au cœur. Trente minutes qui manquent peut-être de singularité, mais que l’on reçoit, ma foi, comme des caresses.
21h25 : Micah P. Hinson pénètre sur la scène de Petit Bain, sur une sorte de drone créé sur son clavier par l’un de ses deux musiciens (l’un est donc guitariste / joueur de banjo / claviériste, l’autre batteur…). Il a vraiment une allure pas possible avec son chapeau texan (il vit au Texas !) qui dissimule ses cheveux mi-rasés, mi-tressés, et une drôle de combinaison de pompiste. Pire, il porte sa guitare au ras du cou, ce qui lui enlève le peu d’élégance qui lui resterait. Il a des grosses lunettes de geek, il rappelle un jeune Elvis Costello, avec la même nervosité, avec la jambe qui tremble, avec la même manière de regarder le public comme si, au milieu, pouvait surgir un type qui brandirait un flingue dans sa direction. Mais là où Costello mitraillait la foule en retour à coup de guitare épileptique et de postillons, Micah P. Hinson a l’arme fatale : sa voix. Chaude, riche, grave, tout bonnement merveilleuse. Une voix faite pour enchanter et rassurer les foules, et qu’il utilise au contraire pour semer le doute, la confusion, l’horreur.
La setlist sera composée dans sa vaste majorité des titres de I Lie To You, l’extraordinaire dernier album de Micah, qui nous confiera qu’il pense qu’avant, il ne faisait que « de la merde », même si le public n’est – évidemment – pas du même avis. On débute par un Wasted Days and Wasted Nights qui pose clairement les choses : sa vie de couple est devenue un enfer, et il en assume pleinement la responsabilité. Il nous explique qu’il s’agissait là de son « album du divorce », et que, dans le futur, ça ira mieux. Il renifle – il est enrhumé, Micah, même si sa voix sonne encore mieux, du coup – en nous expliquant franchement que ces dernières années, il a perdu toute sa famille : c’est gênant, quelques spectateurs rient nerveusement, il doit les reprendre : « Ce n’est pas un plaisanterie ». Même s’il a beaucoup d’humour, Micah, il y a des choses qui ne font pas rire : ses graves accidents qui ont failli le rendre invalide, le désastre de sa vie conjugale.
Quand il chante Carelessly, c’est sublime, mais c’est dévastateur. C’est sublime parce que c’est dévastateur. Premier grand, grand moment d’un set qui aurait pu en compter plus : mais on n’est jamais content, c’est vrai. « Intentionally I brushed her off / I’m sure she didn’t want a thing / And viciously she gave it all / I’m sure I didn’t feel a thing » (Intentionnellement, je l’ai repoussée / Je suis sûr qu’elle ne voulait rien / Et cruellement, elle a tout abandonné / Je suis sûr que je n’ai rien ressenti). La grosse claque.
Quand on pense à Micah P. Hinson, on ne visualise pas forcément un musicien perfectionniste, juste un fou furieux torturé. Pourtant, l’orchestration des chansons et le jeu des trois musiciens sont absolument parfaits : les morceaux sont joués avec subtilité, voire avec grâce, et avec l’excellent son de Petit Bain, ce set est un véritable miel pour les oreilles. Mais un miel qui dissimule un acide extrêmement corrosif. Prenez par exemple Walking on Eggshells, second sommet émotionnel de la soirée : quand Micah nous cajole d’un « Gimme a hammer, I′ll show you your brains » (Donne-moi un marteau, je te montrerai ta cervelle), on croise le regard d’amis dans la foule. Un p… de texte de serial killer, cette sombre affaire : « Gimme a shovel, I′ll dig up your grave / Just to make sure you’re aware I laid you » (Donne-moi une pelle, j’ouvrirai ta tombe / Juste pour m’assurer que tu es bien consciente que c’est moi qui t’y ai mise). Un ange passe, et il a une tête de mort.
Bon, Micah a aussi une réputation de réactionnaire texan de la plus belle eau : il a expliqué qu’il considérait Obama comme le fossoyeur du rêve américain, et il est contre la sécurité sociale pour tous. Pas très sympathique, mais est-ce si vrai que ça ? Ce soir, il s’en prend frontalement au Texas, où personne n’a cru à la pandémie et où les gens, contrairement au reste du monde, ont continué à vivre sans rien changer. « A parler de Dieu, des flingues et de leur liberté… ». « Bon, ils sont tous morts. Comme quoi Dieu les a pas particulièrement écoutés », conclut-il. Micah a une relation compliquée avec Dieu, il n’y croit pas mais il en parle tout le temps.
Le set se referme sur People, la seule chanson qu’il a écrite et qui ressemble à un titre radiophonique, si l’on passait à la radio des chansons où l’on raconte que les gens ont pris l’habitude de s’entretuer, désormais. Et puis sur On the Way Home (Abilene), avec un final énervé, plus rock (un peu). Vite, un rappel pour conclure 1h10 aussi splendide qu’éprouvante. La dernière chanson, Me and You (« Me and you / As opposed to you and me / As opposed to us » – Moi et toi / Contrairement à toi et moi / Contrairement à nous), est la dernière balle que Micah tire dans le cadavre qu’il laisse derrière lui. Le cadavre de son ex-épouse, de son couple, de sa vie. Bang !
Avant d’aller au concert, ce soir, une amie écrivait : « Are you ready to be heartbroken? ». Ceux qui n’étaient pas prêts à avoir le cœur brisé n’auraient pas dû se pointer à Petit Bain, ce soir.
Texte et photos : Eric Debarnot