Les Londoniens de Ulrika Spacek signent un retour réussi avec Compact Trauma, un condensé stupéfiant de sonorités disparates agencées en de subtiles mélodies, tout à la fois délicates et salissantes.
The Album Paranoia et Modern English Decoration, respectivement datés de 2016 et 2017, avaient été l’occasion de découvrir ce quintet londonien aux guitares délicieusement dissonantes, à l’atmosphère sonore à la fois capitonnée et tranchante. Disparus des radars après un EP en 2018, on ne pensait plus vraiment à un retour de Ulrika Spacek, et pourtant, Rhys Edwards, réapparu l’année dernière avec son projet solo Astrel K nous a rappelé aux sonorités singulières du groupe, et l’annonce de son revival avec Compact Trauma est venue confirmer une attache intacte portée envers une formation pourtant restée bien silencieuse cinq années durant.
Un long silence certes, mais qui lui aura été bénéfique. Conserver un tel rythme aurait sans doute été fatal au groupe, et Compact Trauma aurait bien pu être l’album de trop, celui du déraillement d’une machine dont on aurait trop usé les engrenages. Il aurait pu en être ainsi si le projet était effectivement sorti tel que le groupe l’avait initialement élaboré, dans la foulée des précédents. Mais Compact Trauma est un album qui a maturé longtemps, en différents lieux ; il a été mis au placard puis ressorti, reconsidéré et remanié afin de devenir la version parachevée que l’on a aujourd’hui entre les mains.
Traumatisme compact, oui, mais conté sur un vaste arc sonore que manifeste la densité du premier titre de l’album. The Sheer Drop, comme son nom l’indique, s’installe dans des une ambiance cotonneuse avant de s’achever sur un concert de guitares déraillantes. Le groupe s’attache à restituer toute la non-linéarité et la perversité des angoisses de l’existence : pesanteur douceâtre, cordes écorchées vives, rythmes oscillants contribuent à rendre la traversée de Compact Trauma dérangeante, mais il y a une telle ingéniosité dans leur démarche qu’ils font de cet inconfort la clé de compréhension et d’appréciation de leur album.
On ne trouvera sans doute pas meilleure description à cette ambition artistique que le titre Lounge Angst, littéralement « angoisse de salon », mais surtout des guitares lounge, des synthés gentiment excentriques, quelques notes de flûte et de saxophone… non pas pour conter quelque banalité mais « la quintessence de l’effroi ». Rhys Edwards est en peine avec la condition de sa propre existence, il chante sa décadence et celle d’un monde dans lequel il ne se retrouve pas, où il n’est que la particule de ce « symbiotic mass interaction cloud » sur Diskbänksrealism.
C’est néanmoins If The Wheels Are Coming Off, The Wheels Are Coming Off qui sonne comme le point d’orgue de l’album. Il coûte à cette voix de chanter sa peine, le souffle est haletant, les mots sont arrachés péniblement, mais toujours avec une certaine grâce. Guitares et synthés se chargent de convoquer avec virulence l’âpreté et la douleur du traumatisme. Le cœur saigne, tout comme les cordes sur ce morceau qui flirte la sinistre résignation.
Riffs saccadés et chant doucereux continuent de se marier à merveille sur le titre éponyme avant de laisser place à Stuck At The Door : ballet d’harmonies décadentes absorbées par des limbes insidieuses, où s’abandonnent lentement guitares et consciences. En résulte un conflit identitaire (« It’s better to surround yourself / Nah it’s better to avoid ! ») où l’on semble étrangement monter aux Enfers plutôt que d’y descendre. Ondulant ainsi entre ciel et terre, No Design ne brise pas tout à fait cet état de latence, et nous laisse flotter sur une ballade en demi-teinte qui vient clore Compact Trauma tout en subtilité.
Avec ce troisième album, Ulrika Spacek creuse une profonde cavité aux multiples anfractuosités faussement accueillantes, où l’on s’égare et trébuche sans jamais totalement chuter : c’est cette danse chaotique et discordante qui donne à Compact Trauma toute sa saveur. Au terme du voyage, pas d’happy ending ni de condamnation, mais peut-être aura-t-on l’impression d’un peu mieux connaître ses démons.
Marion des Forts