La réédition chez Casterman de l’un des chefs-d’œuvre de Suehio Maruo, l’Enfer en bouteille, est une nouvelle occasion de se frotter au génie de ce mangaka qui regarde en face – et nous « régale » de – toutes les ignominies humaines.
Bénéficiant déjà d’une première édition en France en 2014, voici que reparaît le stupéfiant l’Enfer en bouteille, de Suehiro Maruo, maître japonais de l’érotisme morbide (mêlé de critique sociale, ce qui ne gâche rien…). C’est donc l’occasion parfaite pour qui ne connaîtrait pas encore de génie – ici, c’est le seul terme qui puisse venir à l’esprit, en l’accolant sans doute aux adjectifs de circonstances, comme « malade », « pervers », etc. – de se plonger dans l’une des œuvres les plus terribles du 9ème art.
En France, Maruo reste un mangaka relativement peu connu, sans doute parce que son œuvre est destinée aux adultes, mais aussi parce qu’elle est excessivement malaisante. Au Japon, un pays où le rapport culturel avec la sexualité est bien différent du nôtre, Maruo est le visage du genre « ero guro », où l’érotisme est mêlé au fantastique, à l’horreur, le tout baigné d’un humour qui ne fait généralement que peu rire les Occidentaux, tant il donne envie de grincer des dents. C’est d’ailleurs plutôt grâce à ses adaptations – célébrées – des œuvres de l’écrivain Edogawa Ranpo, comme l’Ile Panorama que Maruo a gagné un peu de reconnaissance chez nous, alors que ce que démontre cet Enfer en bouteille, peut-être plus encore que le magnifique Tomino la maudite publié par Casterman en 2021, c’est que Maruo est encore plus implacable lorsqu’il écrit ses propres scénarios !
Prenez par exemple Pauvre Grande Sœur, la dernière des quatre « nouvelles » constituant ce recueil. Voici le récit insupportable du destin atroce de deux adolescents jetés à la rue par l’ignominie d’un père : après avoir réduit sa fille à une rôle d’esclave domestique, il veut amputer les quatre membres de son fils attardé mental pour le vendre à une baraque de foire comme monstre forain, pas moins ! Pauvre Grande Sœur se clôt de manière suspendue et d’autant plus glaçante, alors que les deux victimes sont emportées vers un destin funeste. Il s’agit là probablement du plus pur chef-d’œuvre du recueil, et on aura un peu de mal à s’en remettre.
L’Enfer en bouteille, adapté d’une nouvelle de Kyûsaku Yumeno, constitue une introduction plutôt « soft », décrivant à demi-mot les tentations incestueuses entre deux enfants, frère et sœur, seuls rescapés d’un naufrage et vivant sur une île. Mais l’histoire est-elle aussi limpide qu’on en a l’impression à la première lecture ? Il convient de la reprendre pour essayer de comprendre ce qui se joue entre les différentes bouteilles jetées à la mer par les naufragés : on tient là un exemple parfait de la manière remarquable dont Maruo manipule son lecteur. Ou pas.
La Tentation de Saint Antoine est une adaptation facétieuse d’un texte religieux du IVe siècle, qui a déjà inspiré de nombreux peintres, et en premier lieu Salvador Dali que Maruo cite graphiquement. La méchanceté incessante du petit peuple entourant un bon abbé victime de plaisanteries pendables, mais aussi de coups et d’injures, fait d’abord rire, jusqu’à ce que « la coupe déborde », et que notre dégoût monte vis-à-vis d’une humanité aussi détestable. Derrière l’humour, il y a là un pessimisme, voire un nihilisme effrayant.
Le passionnant les Gâteaux de riz de la fortune est une sorte de thriller dans un univers de bidonvilles rappelant aussi bien Dodeskaden de Kurosawa que Affreux, sales et méchants (un sous-titre parfait pour ce recueil, d’ailleurs !) de Scola : un couple d’amants espionne un masseur misanthrope pour découvrir où il cache son magot et l’en dépouiller. Et tout se finira, bien entendu, dans une débauche d’ignominies, de tripes et de sang.
Comme toujours chez Maruo, le dessin est sublime, la perfection des corps et des visages tranchant avec la noirceur des âmes, et les vision érotiques, voire pornographiques, même si elle sont brèves, renvoient le lecteur ou la lectrice à son voyeurisme, d’autant plus honteux que les personnages désirables sont forcément des victimes dont on abuse ou des bourreaux répugnants.
« Vous qui ouvrez ce livre, abandonnez toute espérance » : la phrase célébrissime de Dante s’applique parfaitement à cette autre sorte d’enfer que Suehiro Maruo débouche pour nous.
Eric Debarnot