En 1933, Lion Feuchtwanger écrit ce roman qui raconte comment une famille d’Allemands juifs vit l’arrivée au pouvoir de Hitler, l’installation du nazisme dans la politique et la vie du pays. Les humiliations, mensonges, violences. L’impossibilité de lutter face à la « connerie » barbare. Effrayant.
Les Oppermans sont une famille de la haute bourgeoisie allemande. Les enfants d’Immanuel Opperman, 3 frères, Martin, Gustav et Edgar, et Klara, une sœur. Ils sont riches, grâce à la fabrique de meubles très connue en Allemagne et particulièrement florissante que dirige Martin. Gustav, lui, est plutôt un intellectuel et vit en rentier, entre sport, lecture, théâtre, mais aussi un peu d’écriture. De son côté, Edgar est un grand médecin, fameux lui aussi et très en vue. Quant à Klara… elle est la fille de la famille – ne pas croire quand même que les femmes sont marginalisées dans ce roman. Riches et célèbres. Ils sont tout en haut de la hiérarchie sociale allemande. Et ils sont juifs, ce qui n’est évidemment pas un détail dans l’Allemagne de 1932 dans laquelle commence le roman.
1932, Pour les Oppermans, c’est encore le temps de l’insouciance. Gustav fait du cheval, prend du bon temps avec ses maîtresses. Edgar soigne avec pas mal de succès ses patients à l’hôpital. Martin continue de diriger l’entreprise avec bonheur, même si les premières alertes se font sentir (il faut dire que la situation économique n’est pas très bonne à cette époque)., mais cela ne va pas durer. Parce que 1932, c’est aussi l’année où Adolf Hitler manque d’être élu président de la république de Weimar. C’est l’année où le NSDAP a obtenu pas loin de 40 % des suffrages lors des élections régionales, et devient le premier parti au parlement. Et c’est l’année où Hermann Göring devient président du Reichstag. Les juifs commencent à être visés, sournoisement, indirectement, mais ça commence. Cela va s’accentuer après la nomination de Hitler comme chancelier de la République, le 30 janvier 1933. Et ce sera encore pire après l’incendie du Reichstag et les élections de Mars. La machine infernale est lancée. On connaît l’histoire.
Pour les Oppermans, en particulier, la descente aux enfers est rapide et brutale. Entre la fin 1932, quand s’ouvre le roman et que Gustav fête son anniversaire, et la fin 1933, tout s’écroule. C’est ce que raconte le roman de Lion Feuchtwanger, les réactions aux premières alertes, la tension qui monte, les pressions de plus en plus forte. Les accusations de plus en plus précises, violentes. Tout n’est que mensonge et exagération. Plus c’est gros et plus c’est outrancier, plus ça passe. Peu importe que les accusations soient fausses. Il suffit de lancer une information pour qu’elle soit reprise, amplifiée, devienne vraie. Et donc impossible à réfuter. Porter plainte ? Aller en justice ? Peine perdue, aucun policier ne recevra la plainte si elle vient d’un juif. Aucun juge n’acceptera de procédure. Discuter ? Invoquer l’histoire ? Inutile. Ce n’est pas la raison qu’écoute les masses, et l’histoire se réécrit et s’interprète. Certains des Oppermans résistent, d’autres essaient de trouver des stratégies de contournement. Cela ne marche pas. Certains pensent que cela ne durera pas – comment de tels « connards » (je cite) peuvent arriver au pouvoir dans l’Allemagne de Goethe et de Beethoven ? Ce n’est pas possible, restons, ils finiront par partir. La raison triomphera ! Oui, certes, mais à quel prix, après combien de temps ? Sommes-nous certains qu’elle triomphera, d’ailleurs ? D’autres ont compris. La fin est proche. Il faut partir, se protéger, se sauver. Contre la barbarie, il n’y a rien à faire. Ce sont eux qui ont vrai, évidemment. On sait comment cela se termine. Chronique d’un massacre annoncé. Titanic ! Il y a même une (brève) histoire d’amour. Mais l’amour n’as pas forcément sa place, dans cette histoire. L’Histoire de l’humanité s’accommode mal de ce genre de sentiments.
Les enfants d’Oppermann fait partie d’une trilogie écrite par Lion Feuchtwanger dans les années 30. Il est d’ailleurs absolument stupéfiant, glaçant, de réaliser que ce roman n’a pas été écrit après, à partir de sources historiques ou autres, mais pendant que les événements étaient en train de se produire. En 1933 (Die Geschwister Oppenheim, traduit en Anglais et en Français la même année). Lion Feuchtwanger avait d’ailleurs compris depuis un moment (dès les années 1920, il dénonçait le nazisme). Ce qui lui a valu des représailles rapides. Ses romans ont été brûlés dans les autodafés qui ont eu lieu au début de mai 1933. Son nom figurait sur la première liste des Allemands déchus de leur nationalité allemande en août 1933. Il était bien placé pour comprendre, et dénoncer ce qui se passait. Il est donc salutaire de lire ce roman, même s’il est noir, sombre, effrayant, désespérant…, mais parfaitement bien écrit ! Lion Feuchtwanger était un écrivain renommé quand il a écrit Les enfants d’Oppermann. On comprend pourquoi. Un style fluide, plutôt sobre, qui sait s’adapter aux situations qui sont décrites. Les dialogues sont bien menés. Les personnages sont faits de chair et de sang. Lion Feuchtwanger sait les rendre vivants, plaisants ou déplaisants, exaspérants quelques fois. Les enfants d’Oppermann ne se lit pas seulement parce qu’il parle de la « connerie barbare », mais parce qu’il est bien écrit aussi.
Alain Marciano