On est mi-mars ? On est au New Morning ? Alors ça doit être le concert rituel de l’anniversaire d’Elliott Murphy ! L’occasion de revenir en chansons sur une longue et fidèle relation avec un artiste qui compte dans nos vies…
Quand on a de la chance, on peut avoir un (ou des…) artiste(s) qui vous accompagne(nt) tout au long de votre vie. Je ne parle pas de nostalgie, ce sentiment mortifère qui fait que l’on s’accroche à une musique qui a rythmé une période de son existence, disparue depuis longtemps. Je parle du fait d’avoir un artiste bien vivant dont l’œuvre, toute aussi vivante, puisse continuer à résonner en nous, à faire sens. Pour moi, Bowie aurait pu jouer ce rôle, mais il a rejoint son étoile noire bien trop tôt, et il était sans doute à la fois trop inaccessible et trop « partagé ». Ou Lou Reed, mais je me suis vite rendu compte qu’il était trop désagréable, et en aucune manière intéressé par le fait de « résonner » dans la vie de ses fans. Il m’est resté Cohen (pas beaucoup d’albums quand même au fil des décennies…) et Elliott Murphy.
Elliott Murphy, donc, dont on va parler puisque, hier soir au New Morning, Elliott et sa famille, Elliott et sa troupe célébraient en musique son anniversaire : il a déjà 74 ans, vit en France depuis une trentaine d’années, et continue à enregistrer et publier d’excellents albums, comme Wonder, son dernier-né. Mais Elliott, qui vénère Scott F. Fitzgerald, est aussi un véritable écrivain rock, et ses textes remarquables sont évidemment la raison première pour laquelle sa voix m’a ainsi accompagné au fil de ma vie : Elliott a toujours eu des choses pertinentes à dire, à chanter.
Quand j’avais 18 ans, c’est Elliott qui m’a fait comprendre que, bien qu’élevé à la campagne, je vendrais mon âme à la Ville. Qu’il n’y avait rien de plus beau que de marcher seul la nuit, dans les rues d’une métropole. Que plus la ville était dangereuse, plus elle me plaisait. Et que cet amour des lumières de la nuit est une malédiction autant qu’une bénédiction. « And we are all junkies, pushers, pimps and hookers / You never know what you’re in for / And you can shake it, try to forsake it / But you know you’re gonna take it » (Et nous sommes tous des junkies, des dealers, des proxénètes et des prostituées / Tu ne sais jamais dans quoi tu t’es mis / Et tu peux le secouer, essayer de l’abandonner / Mais tu sais que tu vas l’accepter).
La manière dont Elliott a joué You Never Know What You’re In For, ce vendredi 17 mars 2023, entouré de son fils Gaspard, dont il est fier et qui est devenu un excellent guitariste, et d’Olivier Durand, son meilleur ami depuis 30 ans, est significative : une première partie menaçante, sombre, dans l’esprit initial de la chanson, un long solo d’harmonica déchirant (comme sa vue n’est plus ce qu’elle était mais qu’il est trop coquet pour porter des lunettes sur scène, Elliott doit demander à Gaspard de lui confirmer qu’il prend le bon harmonica…), puis une seconde partie puissante, qui décolle vers le ciel. Oui, la malédiction, la chute et puis la rédemption, ce concept tellement américain.
Quand j’avais 33 ans, c’est Elliott qui m’a fait comprendre que, en dépit de toutes les rancœurs qu’un garçon peut avoir envers son père, il reste une figure fondatrice qui le définit pour toujours. On peut repenser à nos souvenirs de notre père avec nostalgie ou au contraire, être heureux de s’en être délestés, mais ils nous ont construits. Pour eux ou contre eux. « My father was from Brooklyn and the depression left his mark / From picking up coal on the railroad tracks / He didn’t have a good word to say about Franklin Delano Roosevelt / Later I liked elegant hotel bars / where I could drink under F. Scott Fitzgerald Skies » (Mon père était de Brooklyn et la dépression avait laissé des traces / Il avait ramassé du charbon sur les voies ferrées / Il n’avait pas une seule bonne chose à dire sur Franklin Delano Roosevelt / Plus tard, moi, j’aimais les bars d’hôtel élégants / Où je pouvais boire sous des cieux à la F. Scott Fitzgerald).
On Elvis Presley’s Birthday est la plus belle, la meilleure chanson écrite par Elliott. Quand il la joue, comme hier soir, c’est absolument bouleversant. A chaque fois. C’est l’écrivain qui parle, parce que le texte est récité plus que chanté, et il nous parle avec son cœur, directement à notre cœur. Son fils Gaspard joue à son côté, et je me demande ce que ça lui fait d’accompagner sur scène son père en train d’interpréter un truc aussi colossal que cet On Elvis Presley’s Birthday, qui parle aussi justement, aussi honnêtement d’où il vient, d’où l’on vient. Dans la salle du New Morning, quand explosent au milieu des guitares qui flamboient les derniers vers, ceux qui disent que, même avec cet héritage, on peut choisir d’être qui on veut, absolument qui on veut, combien de poings serrés, de cœurs gonflés, d’yeux brillants ?
Quand nous étions tous confinés, condamnés à craindre que le monde s’arrête comme ça, Elliott a passé des moments aussi déprimants que nous. A quelques kilomètres à vol d’oiseau de chez moi, en fait, il tournait en rond comme je tournais en rond. Et puis Françoise, sa femme, l’a secoué : de l’espoir, il y en a toujours. Une banalité ? Non, une évidence, mais qu’il faut aller trouver dans un geste d’amour, dans la beauté d’une mélodie, dans la fidélité familiale. Eliott a composé une chanson, c’est son métier, c’est son rôle dans nos vies. « Like a song that won’t end / A visit from an imaginary friend / A call from a distant relative / You always thought was dead / I see hope I see hope in your eyes » (Comme une chanson qui ne finira pas / La visite d’un ami imaginaire / L’appel d’un parent éloigné / Que tu avais toujours cru mort / Je vois de l’espoir, je vois de l’espoir dans tes yeux).
Hope (In Your Eyes) est désormais l’une des chansons d’ouverture du set, elle donne le « la » du concert. Sur scène, mais aussi dans la salle, on est entre gens qui ont foi en l’avenir, en la musique, entre gens qui aiment la même chose, qui s’aiment aussi du coup. On partage des souvenirs, des rêves, des remords, des regrets. On sourit, on rit, on se regarde avec tendresse. On chante ensemble ces « oh oh oh », ces « ah ah ah » évidents, un peu ridicules, qui sont l’essence même de cette musique populaire qu’est le rock’n’roll. On agite même les bras sur certaines chansons, comme on le fait chaque année, ici, au New Morning, ON ELLIOTT MURPHY’S BIRTHDAY.
D’ailleurs, l’un des plus beaux cadeaux que l’on puisse faire à un ami, à un membre de sa famille, c’est de l’emmener à un concert d’Elliott Murphy. C’est un cadeau de vie, de joie, d’espoir.
PS : Pour ceux qui aiment les faits, et ils ont bien raison de les aimer : Elliott a joué hier soir près de deux heures vingt. Il a interprété 23 chansons réparties en un set acoustique de 30 minutes avec uniquement Gaspard et Olivier pour l’accompagner, un set principal en version full band – mention particulière à Alain Fatras pour son solo de cuivre « à la bouche » sur Deco Dance, et à la souriante Melissa Cox pour la manière dont son violon magique offre de l’amplitude aux plus belles balades d’Elliott -, suivi de deux rappels, dont le dernier en duo avec Olivier. Pour une version magique d’Anastasia. « I’m not saying they were wrong to fight / But I know they were wrong to despise / Just the joy in a little girl’s eyes » (Je ne dis pas qu’ils ont eu tort de se battre / Mais je sais qu’ils ont eu tort de mépriser / La simple joie dans les yeux d’une petite fille).
Texte et photos : Eric Debarnot