Lovecraft n’était pas connu pour être un gai luron, et on le comprend avec cette biographie où la réalité affronte la folie sur un champ de bataille fantasmagorique, où un art pictural surchargé de démons communique à plein avec le neuvième art. Un hommage cauchemardesque au maître de l’horreur.
Howard Philipps Lovecraft n’est pas un enfant comme les autres. Solitaire, il semble avoir hérité de la folie de ses parents. Abreuvé des histoires de fantômes de son grand-père et de la littérature morbide de la bibliothèque paternelle, il se créé un univers chimérique peuplé de monstres. Mais quel est donc ce vieux grimoire, le Nécronomicon, un livre mystérieux qu’il a découvert dans le bureau de son père et qu’il dissimule jalousement aux yeux de sa mère par peur qu’elle ne le détruise ?
D’abord paru en France en 2004 aux éditions Soleil, ce titre ressort aujourd’hui avec une nouvelle présentation et une nouvelle traduction, grâce à la passion du petit éditeur iLatina qui vient d’en acquérir les droits. Et pour cause : il s’agit quasiment de la seule bande dessinée consacrée à l’un des pères-fondateurs de la littérature fantastique, si l’on excepte celle parue chez 21g en 2018, Howard P. Lovecraft : celui qui écrivait dans les ténèbres.
H.P. Lovecraft fait partie de ces auteurs qui ont largement imprégné la pop-culture. Ces œuvres sont toutes traversées par cette même mythologie évoquant un univers parallèle où des monstres géants, les Grands Anciens, s’apprêteraient à quitter les entrailles de la Terre pour submerger notre monde familier, à la faveur d’un livre maudit, le Nécronomicon. Des créatures effrayantes dont les émissaires viennent de temps à autres hanter les souterrains obscurs de nos cités.
Né à la fin du XIXe siècle, le romancier américain n’avait rien d’un joyeux drille, étant même sujet à des terreurs nocturnes et à la dépression nerveuse, tout comme ses parents avant lui. Doté d’un don de double vision, son père lui-même fut interné pour démence alors que H.P. (ça ne s’invente pas) n’avait que trois ans. Ce contexte familial l’a sans nul doute beaucoup influencé dans ses écrits, où les protagonistes sont régulièrement terrifiés en découvrant l’envers cauchemardesque de notre réalité rassurante. D’autant que le jeune Howard paraît avoir hérité lui aussi du don maudit du paternel…
Cette biographie romancée parvient à faire le lien entre la trajectoire « officielle » de Lovecraft et son imagination débordante, obsessionnelle jusqu’aux frontières de la folie. L’écrivain devient ici l’un des héros de ses romans. Dans une sarabande inquiétante, les séquences oniriques viennent assaillir les passages plus réalistes, prétexte à deux styles graphiques différenciés. Plus précis et plus expressif dans le second cas, Enrique Breccia privilégie dans son trait les contours de forme avec une patine croisillonnée, mais dans le premier, se débride dans une approche plus intuitive, très picturale, avec des tonalités étonnamment chatoyantes pour dépeindre un univers sombre, presque un peu trop criardes par moments, irions-nous jusqu’à dire « datées » ? Pourtant, il faut bien l’avouer, certaines planches, avec leurs décors dantesques qui nous laissent dans un état d’extase, pourraient aisément figurer dans une expo surréaliste mêlant « dark fantasy » à des peintres comme James Ensor, Francis Bacon, Goya ou encore Füssli (certaines images décrivant les fameuses terreurs nocturnes de Lovecraft semblent être inspirées du célèbre tableau Le Cauchemar). C’est du grand art, tout simplement, tout au plus pourra-t-on regretter une couverture ne reflétant pas vraiment son contenu.
La narration de Keith Giffen, assisté de Hans Rodionoff (bouleversé dans son enfance par un exemplaire du Nécronomicon, peut-on lire en fin d’ouvrage), respecte la biographie officielle de l’écrivain, jusqu’à son retour à Providence où il vécut jusqu’à sa mort, cette ville où il s’identifiait totalement. On ne peut pas dire qu’on est saisi par l’effroi avec cette lecture mais globalement, le récit reste d’une bonne fluidité malgré ses digressions récurrentes dans le fantastique, et le lecteur devra peut-être posséder une certaine connaissance de Lovecraft pour faire la part des choses.
L’ouvrage d’origine étant devenu très difficile (ou assez cher) à trouver, on salue l’initiative d’iLatina d’avoir remis en lumière cette œuvre-hommage, laquelle satisfera autant les fans du maître que les lecteurs désireux de se familiariser avec son univers et en savoir un peu plus sur sa vie.
Laurent Proudhon