Si Cardon devait commenter la vie politique française actuelle, exprimerait-il toujours son ras le bol ? Assurément, oui, et d’ailleurs cette anthologie regroupant sa production des seventies nous démontre que si tout a changé, rien n’a changé…
Au début des années 70, qui virent l’irruption d’une crise économique provoquée par le choc pétrolier, capitalisme débridé et chômage de masse pointaient le bout de leur nez, accompagnés des premiers questionnements écologiques liées aux industries polluantes, au règne de l’automobile et à la consommation à grande échelle. Cette anthologie reprend les strips hebdomadaires de Jacques-Armand Cardon publiés à l’époque dans l’Humanité et Politique Hebdo.
De Cardon, on connaît surtout les dessins de presse publiés dans Le Canard enchaîné, où apparaissent des personnages de dos commentant la vie politique, parfois des personnalités connues, faisant de lui le seul caricaturiste ne caricaturant pas les visages ! Mais Cardon a également produit des strips, politiques bien sûr, l’artiste ayant longtemps officié dans la presse dite « de gauche », notamment Le Monde et L’Humanité.
Deux ans après Cathédrale, Super Loto Éditions, cette fois en association avec Les Requins Marteaux, a ainsi pris l’initiative de compiler ces strips d’une page dans un très bel ouvrage au format à l’italienne, avec dos toilé, en guise d’hommage à cet auteur inclassable et extrêmement discret. Bien moins connu qu’un Wolinski ou un Cabu, Cardon est pourtant « dans le métier » depuis les années 60, où il participa, ce qui n’est pas rien, à la création d’Harakiri aux côtés du Professeur Choron et de Cavanna.
Ras le bol est découpé chronologiquement en six chapitres, inauguré chacun par une contextualisation politico-économique de cinq années qui allaient marquer la fin des trente glorieuses et ses conséquences immédiates sur le quotidien des citoyens (chômage, baisse du pouvoir d’achat…). Si Cardon exprimait alors son « ras-le-bol », ses dessins révélaient chez lui une implacable lucidité voire un cynisme effrayant, lui dont le père mourut dans les stalags. De même, le jeune garçon qu’il était au sortir de la Seconde guerre mondiale fut traumatisé à jamais par les atrocités nazies qui imprimèrent dans son cerveau « un pessimisme d’instinct », comme le dit Lucie Servin en préface.
On l’aura compris, l’univers de Cardon n’est pas follement gai, mais il traduit aussi la capacité de l’auteur à transcender sa révolte et ses blessures morales par une tournure poético-surréaliste, qui reste un peu inquiétante tout de même. Sans surprise, l’homme, qui est issu d’un milieu populaire, prend fait et cause pour les exploités de la classe ouvrière. Ses dessins nous invitent à une réflexion philosophique sur ces lourdes chaînes qui emprisonnent ceux qui font tourner la machine pour le compte des puissants sans scrupules. Dans cet univers aride aux lignes de fuite infinies ouvrant sur un horizon sans paysages, les personnages semblent écrasés par la pesanteur, telles des bêtes de somme mécaniques conçues pour servir leur maîtres. Représentés dans une totale nudité, ils ne sont que les clones d’une société déshumanisée, et eux-mêmes évoquent aussi bien des créatures extra-terrestres, avec ce crâne difforme et proéminent à l’arrière, que les rescapés des camps de la mort.
Par un trait hachuré souvent au bord de l’esquisse, Cardon joue beaucoup sur la métaphore et l’onirisme, conférant ce côté intemporel, mais intègre parfois des faits d’actualité d’une époque déjà lointaine (eh oui !), ce qui pousse Ras le bol vers une certaine désuétude et risque aussi de rendre le propos quelque peu sibyllin. On ne sait jamais vraiment si l’auteur cherche à nous faire rire avec ses historiettes un peu lunaires, et il arrive que les chutes soient un peu trop abruptes ou tombent à plat, mais s’il est question de rire, celui-ci est forcément jaune. Pourtant il faut bien l’avouer, l’ensemble dégage quelque chose d’assez puissant, justifiant pleinement cette anthologie qui constitue autant un document historique qu’une invitation renouvelée à briser ses chaînes dans le contexte actuel de régression sociale.
Laurent Proudhon