Recueil d’articles principalement consacrés cinéma américain des années 1970, Cinéma Spéculations réussit de justesse à éviter le sentiment d’interview en version longue d’un cinéaste rock star grâce à sa fin.
Au cinéma, il arrive parfois que les dernières minutes fassent regarder autrement tout ce qui a précédé. C’est aussi le cas du dernier chapitre de ce Cinéma Spéculations, réussissant à venir à bout des réserves qu’inspirait jusque là le bouquin. En ouverture, Tarantino pose les bases de son éducation cinéphile durant le dernier âge d’or artistique du cinéma américain au travers du déjà connu : le caractère permissif de sa mère dans les choix de films visionnés en salles, la possibilité grâce au système de classification américain de voir des films violents à condition d’être accompagné, la découverte de la Blaxploitation à partir du moment où sa mère a eu des compagnons noirs.
Une mine (désordonnée) d’informations
Puis vient une série d’articles principalement centrés sur un seul film, une série dont la force et la limite est de ressembler à la version longue de ses tirades sur ses films fétiches en interview. Chaque article est un speech dans lequel Tarantino digresse sur tel détail concernant la découverte d’un film, telle discussion avec une figure ayant participé à son élaboration, tel acteur/actrice qui n’a finalement pas interprété un rôle… Une caverne d’Ali Baba d’informations dont le caractère désordonné passe parce qu’il y a souvent un élément intéressant qui va jouer au ping pong avec un lecteur cinéphile, à condition que ce dernier ne soit pas ulcéré par certains goûts iconoclastes du cinéaste (son peu de goût pour l’âge d’or hollywoodien fifties ou sa détestation de Truffaut par exemple).
Du connu, de l’étonnant et de l’uchronie
Rappeler en quoi Bullitt inaugure les bases du cinéma d’action contemporain vaut le détour. Évoquer en quoi le personnage d’Harry Callahan, pourtant absolument synchrone des peurs sécuritaires américaines seventies, était depuis longtemps en germe chez Don Siegel aussi. De même que de faire de De Palma non un cinéphile adorateur d’Hitchcock mais quelqu’un qui aurait trouvé chez le Maître du Suspense des outils pour mettre en œuvre un cinéma dans lequel tout passe par le visuel aussi. Ou encore mettre le succès du premier Rocky sur le compte de son optimisme tranchant avec une période du cinéma américain où la fin tragique du héros était devenue un cliché comparable aux happy end du cinéma classique. Rappeler le contraste (que j’ai personnellement vécu) entre un cinéma américain des seventies s’emparant des patates chaudes politiques de son temps et un cinéma américain des années 1980 plus timoré à quelques exceptions près. Ceci dit, si l’évocation d’un critique un peu plus ouvert que les autres à la Série B (Kevin Thomas) est sympathique, il n’était peut être pas utile de triturer à ce point le rapport de Schrader à La Prisonnière du désert. Ni de faire un chapitre uchronique imaginant ce que Taxi Driver aurait donné si De Palma ne l’avait pas refusé.
Ce si bruyant public…
Mais le livre vaut surtout pour quelque chose que l’on ne trouve pas dans les études sur le Nouvel Hollywood, en particulier dans le bouquin francophone de référence de Jean-Baptiste Thoret : le récit de la manière dont le public de l’époque recevait les films en séance. Les séances double programme fréquentées par le jeune Quentin (dont un double programme La Horde Sauvage/Délivrance !) n’avaient pas forcément un public taiseux. Celui qui sera ensuite accusé de favoriser le cynisme du spectateur et le second degré raconte ainsi que le public de sa séance de Taxi Driver avait reçu la première partie du film comme une comédie noire, ajoutant que ce ne fut sans doute pas le cas sur la Croisette. L’évocation du premier Rocky rappelle que la tendance de certains publics de séances à réagir à ce qu’ils voient à l’écran tels des spectateurs d’un grand évènement sportif ne date pas d’aujourd’hui.
L’éclosion d’un cinéaste, finalement
Le livre a gardé le plus émouvant pour la fin. Le personnage de Floyd, le boyfriend noir de Jackie (!), la meilleure amie de sa mère. La première personne à la cinéphilie suffisamment érudite pour que lui et Quentin puissent discuter à bâtons rompus. Un type aimant raconter sa vie passée sans qu’on soit sûr que tout soit véridique. Les Jules Whinfield et les Ordell Robbie venaient donc de la vraie vie, pas de la seule consommation outrancière de cinéma comme le croyaient certains détracteurs de Tarantino. Personne peu fiable et présente seulement brièvement dans la vie du futur cinéaste, Floyd est surtout décrit pour son rôle-clé dans une vocation. Il avait fait lire à Quentin deux scénarios qu’il avait écrits, un autour du Sud esclavagiste et un autre autour d’un cow boy noir vengeur. Tarantino se mettra ensuite à l’écriture scénaristique et les deux scénarios non tournés lui inspireront sur le tard Django Unchained.
Et le bouquin de se trouver grâce à sa fin sa cohérence, celle du récit du passage du cinéphile au cinéaste.
Ordell Robbie