Sur Radical Romantics, son premier effort depuis Plunge en 2017, Karin Dreijer explore les questionnements insolubles posés par l’amour et le passage du temps. Entre maturité et nouvelle jeunesse, ce troisième album impressionne, touche et marque, prolongeant la trajectoire d’un talent unique en son genre.
Au risque d’enfoncer violemment une porte jamais fermée en presque quinze ans, rappelons que le premier album de Fever Ray est l’un des fleurons absolus de la fin des années 2000. Une pop électrisée, robotique et organique à la fois. Un son urbain, impérieusement traversé d’une transe chamanique ancestrale. Comme si Björk avait été élevée par une meute de loups plutôt que par des fées. Autant dire qu’on en était vite tombés amoureux. Quoi, comment ? Les goûts et… les couleurs, vous dites ? Non, ça ne se discute pas. Pas à ce degré d’intensité. Et pour la couleur, c’était du gris, essentiellement. Foncé, mais gris. La métaphore du loup ne sortait pas de nulle part. D’ailleurs, il y avait eu The Wolf, un chouette single pour la BO du Chaperon Rouge de Catherine Hardwicke. Oui, je trouve que ça se tient, comme allégorie. Pourtant, l’animal sauvage semblait muselé sur Plunge, seconde cuvée qui, sans être une déception totale, cristallisait quelques symptômes du fameux syndrome du deuxième album. Le sophomore slump, comme on dit au pays de Larry Fortensky. Plunge tentait une approche plus directe, plus pop, gagnant en force de frappe presque tout ce qui se perdait en pouvoir d’intimidation. La tournée permit certes à Karin d’entériner sa présence sur la scène internationale, mais on conservait l’impression distincte que Fever Ray était capable de plus.
Six ans ont passé. Ce fut long. Forcément, on a eu le temps de digérer et récapituler la progression. C’est très simple. Le premier album était excellent. Le second était moins solide. Dans la logique la plus évidente d’un troisième album, Radical Romantics serait censé incarner une forme de maturité, mais aussi une volonté de diversification stylistique pouvant polariser les opinions. Mais peut-on réellement s’attendre à ce que Fever Ray trace sa route par les voies les plus prévisibles ? Doit-on lui souhaiter un genre de succès facile ? De fait, l’évolution toujours plus radicale de l’identité visuelle du projet n’est pas le signe le plus tangible d’une volonté de rester dans les clous. En parlant de clous, justement, Radical Romantics se paie ceux de 22,86 cm. On parle effectivement de Nine Inch Nails en personne, puisque Trent Reznor et Atticus Ross sont derrière la musique de deux compositions de l’album. Les quatre premières, quant à elles, sont co-signées avec Olof Dreijer, frère de Karin et son comparse dans le duo electronica The Knife.
L’écoute débuté par What They Call Us, première piste que l’on connaît déjà depuis sa mise en orbite sous forme de single assorti d’une superbe vidéo, et qui fait instantanément montre d’une excellence plastique indéniable. Une rythmique saturée, entre percussions tribales et beat electro, des synthés pointillistes et anxiogènes, et, surtout, cette incroyable voix androgyne qui traverse toute la chanson comme une colonne vertébrale à la fois gracile et monstrueuse. Shiver enclenche une cadence dansante qui fait mouche sans même donner l’impression de se donner du mal. Le minimalisme des changements mélodique fait de véritables merveilles sur une production rythmique foisonnant d’idées toutes plus audacieuses les unes que les autres. La voix de Karin s’envole pour narguer les synthés avec une malice que Björk aurait bien du mal à renier. La musculature tendue de New Utensils introduit une couleur plus figée et monolithique, toute en anxiété et en crispation. Là encore, on songe à Björk, même si le registre est très différent du titre précédent (dans le cas présent, on se remémore l’electronica statuesque de Homogenic). Kandy est un single évident, qui s’illustre sur un terrain bien plus lascif et insidieux que la plupart des autres compositions de Radical Romantics. Karin y retrouve par éclairs le venin chamanique qui constituait une large part de la magie de son premier album.
Even It Out bénéficie de la contribution musicale de Trent Reznor et Atticus Ross. Théorie alléchante pour une pratique qui ne l’est pas moins. Le résultat est un truc hanté, terriblement intimidant et fondamentalement malsain, où Karin maudit un certain Zacharias, qui aurait « harcelé son gosse au lycée ». La confrontation qui en découle ne fait pas dans la dentelle. C’est tout juste si l’on ne fait pas l’inventaire des lames, pinces, et autres réjouissances contondantes. « Il n’y a pas de place ici pour toi / Et on sait où tu habites / Un jour on te rendra visite / Pour reprendre ce qui nous appartient / Et on coupera, coupera, coupera, coupera, coupera, coupera… ». Bref bref, vous avez l’idée, j’en suis sûr. Si cette personne existe bel et bien, il y a fort à parier qu’elle passera de très mauvaises nuits pendant un bon moment. Et c’est sans parler de la vidéo, qui serait du genre à foutre un malaise carabiné à une bonne partie de la population planétaire. Au contraire, Looking For A Ghost n’est qu’amour. Un parterre de synthés fait le gros dos, alors que Karin détaille sa recherche d’une personne spéciale, de l’individu capable de compléter sans atrophier, de comprendre sans blâmer et de sourire avec des dents pointues comme des rasoirs. C’est spécifique, me direz-vous, mais quand on sait ce qu’on veut…
Carbon Diaoxide carbure à plein régime sur un beat irrésistible serti de synthés rétro qui se révèle diablement efficaces pour soutenir la voix de Karin. De toute évidence, la synthpop sied à Fever Ray. C’est jouissif, sexy, tout simplement imparable et on se prend à fredonner à l’unisson dès la première minute. Le texte est une invocation sensuelle avec elfes, chatons, tumeurs et gongs à la clé. Oui, ça fait beaucoup, mais croyez-moi, c’est incroyablement accrocheur. Tout ce petit monde tord joyeusement du fondement jusqu’à la fin de la chanson, qui lâche du lest pour une grosse salve de nappes fluorescentes, et on sent poindre un désespoir romantique, une envie d’amour digne du meilleur de la soul. Avec son intitulé, North pourrait indiquer que la température va immédiatement redescendre. C’est le cas, mais seulement en partie. Il est exact que le climat du morceau a un fort goût de stalactite, mais son texte nous explique que le sexe est « une façon de prospérer, de pousser le temps vers l’avant pour voir s’il marche ». Tout de suite, la banquise se met à suer. Reznor et Ross sont une nouvelle fois aux fourneaux, tissant un arrière-plan charbonneux perforé de boucles robotiques au milieu desquelles se cache une petite accroche mélodique fichtrement rusée (est-ce un sample de Running Up That Hill?). Les chœurs enflent subrepticement au fil des strophes pour servir de passerelle entre la voix de Karin et l’instrumentation polaire.
Tapping Fingers souffre d’une structure moins fluide que la plupart des autres titres, et compense en empilant des synthés hétéroclites. Putanesca electronica ? La mixture suscite la curiosité par son alliage de nappes mélancoliques et de gazouillements électroniques, mais la chanson se révèle globalement moins marquante. Le constat est similaire pour Bottom Of The Ocean, apnée finale pour sept minutes de vocalises sur fond de synthétiseurs réverbérés. Comme souvent chez Fever Ray, c’est le genre de programme qui pourrait facilement se suffire à lui-même. C’est presque majestueux et vaguement oppressant, mais l’expérience peine un tantinet à justifier sa longueur, de même qu’à présenter un véritable intérêt en tant que tour de piste final. Le refus d’offrir un décollage digne de ce nom à la composition a d’ailleurs l’effet dommageable de laisser l’auditeur au milieu de nulle part à la fin de l’écoute. C’est sans doute intentionnel mais c’est un peu risqué, car Radical Romantics s’achève sur un sentiment d’intensité amoindrie. Même si la cohésion du menu demeure solide, il est regrettable que ses deux titres les moins percutants soient réservés pour le dessert. Il n’en reste pas moins que nos prévisions étaient en grande partie justifiées. Maturité, jouvence, pulsions sensuelles et envie de meurtre, Radical Romantics recèle toutes les nuances qu’un troisième album de qualité devrait pouvoir offrir. On attendra donc avec impatience que Fever Ray revienne pour souffler le chaud le plus glaçant et le froid le plus brûlant. D’ici là, ce petit con de Zacharias ferait bien de regarder sous son lit avant d’aller dormir. Et, peut-être, de porter une couche sous son pyjama.
Mattias Frances