Rarement une série de cinéaste n’aura été autant marquée par son empreinte. Le style singulier de Xavier Dolan éclate dans les cinq épisodes de cette mini-série, à la fois très attachante et un brin agaçante (comme son cinéma), mais qui montre aussi un metteur en scène peut s’accaparer les codes du show télévisuel à rebondissements, tout en restant maître de ses obsessions cinématographiques. Décryptage.
Avant lui, pas grand monde. David Lynch peut-être… Bruno Dumont ? Michael Mann ? David Fincher ? Les cinéastes fameux de festivals et autres palmarès sont nombreux à être passés au petit écran ces dernières années. Avec plus ou moins de bonheur ou en laissant un peu de leur créativité singulière pour flirter avec le mainstream d’un cahier de charges précis. À part les pré-cités, donc, c’est avec la première série de Xavier Dolan que l’on retrouve une vraie continuité de sa passion créative du grand écran tout en jouant avec les règles imposées par le format sériel pour la télévision. On sent évidemment la passion du Québécois pour les grosses sagas de l’âge d’or des shows TV 90’s, de Six Feet Under référence évidente voire hommage appuyé, jusqu’à Buffy mais aussi du plus récent tels The Haunting of Hill House ou Ozark… En moins de cinq heures, il parvient à mêler histoire familiale et thriller à suspense, soubresauts politiques et confusion des sentiments, passé et présent sans se perdre complètement. Une gageure, qui donne pourtant un résultat fluide mais inconfortable, donc réussi.
Encore une histoire de familles dysfonctionnelles, une marotte dans son oeuvre. La mort de leur mère réunit une fratrie : Julien, Denis, Elliott, et l’aînée Mireille qui avait disparu du coin et des radars depuis des années. Embaumeuse, elle revient s’occuper de Mado décédée, tandis que ses frères essaient d’encaisser ce retour suspect au milieu de leurs problèmes respectifs – adultère, dépression légère, toxicomanie entre autres… Surtout, cet événement fait ressurgir de douloureux souvenirs, ayant notamment entraîné la mort de leur voisin et pote Laurier Gaudreault, vingt ans auparavant, dans d’obscures circonstances…mais qui seront dévoilées petit à petit, perçant ainsi à jour des douleurs enfouies, des abcès non crevés ou des décisions jadis trop arbitraires. Le metteur en scène manie tout ce maelström avec autant de délicatesse que de rage pas toujours contenue. D’un style qu’on dit parfois écorché vif, tantôt passionnant, tantôt fatigant, selon le degré d’acceptation que l’on se donne devant les productions du réalisateur. Ce nouveau format, en tout cas, ne changera pas les avis des uns et des autres : même en changeant de support, Dolan continue de faire du Dolan.
Dans tous les cas, La Nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé ne laisse pas indifférent. D’abord par l’originalité géographique – une série où on parle un québécois bien du terroir, sous-titres obligatoires ! -, ensuite par l’originalité du traitement – des flash-back incessants et sans rupture visuelle nette, pas de filtre, pas de cut, juste un va-et-vient qui peut déboussoler de prime abord. Enfin, par un casting de visages inconnus, à part Dolan qui joue le benjamin de la famille et la reine Anne Dorval qu’on retrouve avec joie depuis son rôle mémorable dans Mommy. Ces quasi-anonymes accroient l’impression de réalisme cru, d’identification immédiate pour certains, et des comédiennes et comédiens parfaits, dans leurs contradictions et leurs espoirs, bouleversants ou gonflants devant la caméra-gros-plan de Xavier. On souffre, on encaisse, on exulte, on vit la série.
Une jolie réussite pour ce passage au petit écran pour le prodige canadien, qui a d’ailleurs annoncé une pause dans son hyperactivité artistique. Raison de plus pour profiter vraiment de ce cadeau télévisuel subtilement empoisonné.
Jean-françois Lahorgue