« La Famille » de Naomi Krupitsky : Une histoire écrite en sépia

L’histoire d’une famille de Brooklyn vue du côté des femmes. Un roman original, intéressant et très dense signé Naomi Krupitsky. Une écriture riche et pleine, dans des tons de jaune et gris, sans beaucoup de couleur ni d’espoir, mais pleine de sentiments très humains.

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Antonia Russo et Sofia Colicchio ne sont ni sœurs, ni cousines, ni liées par un quelconque lien biologique, mais elles font quand même partie de la même Famille, celle des liens du sang qui coule, des blessures par balles, celles des boss et des parrains, celle des guerres de territoires, des trafics, extorsions (et protections). Et c’est leur histoire que Naomi Krupitsky nous raconte, l’histoire des vies d’Antonia et Sofia, de leur amitié, de leurs espoirs, de leurs projets, des risques et des aléas que vivre parmi les boss, les trafiquants et les tueurs engendre. Leur vie de filles de la mafia (qui est, en l’occurrence, le titre de la traduction roumaine du roman, Fiicele mafiei). Donc, ce n’est pas facile et ce ne sera pas facile tout au long du roman.

Les années 1920, Red Hook, un quartier de Brooklyn pile en face de la statue de la Liberté qui ne brille pas par son luxe. Des familles d’immigrés italiens. Une entrée dans la vie pas la plus prometteuse qui soit. Mais pour le crime organisé, tout ne va pas si mal ! Les crises sont un terreau fertile pour les magouilles en tout genre. Les pères d’Antonia et Sofia qui travaillent pour un parrain local ont donc un boulot… C’est déjà ça. Mais pour Antonia et Sofia, cela n’a pas forcément que des avantages. Les gens (des hommes, pour tout dire) pas très rassurants, souvent chez elles. Les pères peu présents, et toujours prêt pour répondre à une demande du patron. Les autres gamins, pas très ouverts à s’amuser avec des filles de truands (tout se sait, forcément). Et puis arrive le drame. Le père d’Antonia a des envies d’ailleurs et ça ne se fait pas. On ne quitte pas la Famille comme ça ! Ou plutôt si, on la quitte, mais les pieds en avant. Et Antonia se retrouve orpheline de père et avec une mère qui se renferme en elle-même et l’abandonne quasi-totalement. Alors que pour Sofia, c’est mieux ! Son père qui est resté fidèle à la Famille a une promotion… Comment vivre son amitié avec ça ? Comment vivre tout court ? Rester dans la Famille, en partir ? Faire des études ? Comment fonder sa propre famille, avec qui ? Avoir des enfants ? Les questions se posent avec encore plus de violence ici, dans ce milieu, que pour beaucoup.

Naomi Krupitsky nous emmène avec ces deux gamines, adolescentes, jeunes femmes dans leurs vies personnelles et communes. Nous sommes avec elles, tout le temps, l’une et l’autre alternativement, dans leur esprit, dans leur cœur, dans leur âme. Elle se met, et nous avec, à leur place et nous raconte ce qu’elles vivent, pensent, ressentent avec force détails (peut-être un peu trop psychologisant, malgré tout). Nous découvrons leurs espoirs, leurs joies, mais surtout leurs doutes et leurs angoisses. Il n’y a pas grand-chose de rose dans cet univers-là). Grandir avec une amie, c’est formidable ! Mais grandir avec une telle amie et dans un tel monde, c’est formidablement compliqué. Antonia se faufile dans un dédale de problèmes avec les pires difficultés, naviguant entre l’espoir de projets irréalistes et le désespoir d’une réalité très sombre. Sofia, elle, n’a pas à supporter le même poids que celui qui pèse sur la vie d’Antonia. Elle est la fille du boss ! Mais, finalement, cela la conduira au même endroit. Quand on est filles d’immigrés italiens, membre d’une Famille, on a beau vivre au bord de la mer, l’horizon n’est pas très dégagé.

Naomi Krupitsky mentionne Les Sopranos et Le parrain dans les remerciements à la fin de son roman comme des sources d’inspiration. Les références sont évidentes. C’est de ce côté-là qu’on doit regarder en effet, plutôt que vers Elena Ferrante (malgré l’amitié entre Sofia et Antonia, et même si ça doit attirer des lectrices et des lecteurs). Ce qui est intéressant dans le roman, au-delà de l’amitié, c’est que Naomi Krupitsky nous fait voir la vie de la famille du côté des femmes – on a oublié de mentionner qu’il y a aussi les mères d’Antonia et Sofia qui jouent un rôle important dans l’histoire. Ce qui est intéressant, c’est de lire une histoire qui nous parle de ce que peuvent ressentir et vivre les femmes et filles dans ces Familles-là et ça n’est pas si fréquent. Ce qui est intéressant, c’est de lire une histoire où les hommes (même s’ils montrent leurs muscles) ne sont rien sans leurs femmes. Ce sont elles qui tiennent la baraque. Ce sont elles qui les sauvent.

Alain Marciano

La famille
Roman de Naomi Krupitsky
Traduction de l’anglais (États-Unis) par Jessica Shapiro
Éditeur : Gallimard / Collection Du Monde entier
400 pages – 24 euros
Parution : 16 mars 2023