Encore un disque magnifique de Lana del Rey, son neuvième : tout est pareil mais, dans le fond, tout est différent, et derrière la continuité d’une œuvre magistrale et cohérente, se dessinent de nouveaux thèmes et de nouvelles expérimentations.
Les détracteurs de Lana del Rey, après avoir moqué tour à tour sa voix (trop haute), son comportement (trop girly ou trop suicidaire), ses excès (ses provocations, ses mauvaises fréquentations), sa modernité cheap, puis son glamour hollywoodien excessif, ont désormais un seul vrai reproche à faire à une chanteuse populaire qui, envers et contre tous, a établi sa crédibilité artistique en alignant des albums tous plus impeccables les uns que les autres, à partir de son Norman Fucking Rockwell : « Lana del Rey, c’est tout le temps pareil, on ne distingue pas un album d’un autre. Pire, chaque chanson ressemble à la précédente et à la suivante… »). Ce n’est évidemment pas complètement faux, mais tous ceux qui aiment des artistes aussi essentiels que Cohen ou Dylan par exemple, savent que c’est justement parce qu’ils creusent toujours et encore, obsessivement le même sillon que ce qu’ils produisent est aussi important.
Les détracteurs de Lana ne seront pas surpris que son nouvel album, le neuvième, Did you know that there’s a tunnel under Ocean Blvd, nous propose encore et toujours la même chose… Mais les admirateurs de la diva diront qu’il est aussi encore plus raffiné, encore plus puissant, encore plus complexe, puisqu’il s’agit à chaque fois pour Lana de s’approcher de son idéal déclaré d’écrire le « grand roman américain »… Et que s’y dessinent de profonds changements dans ses thèmes et son approche musicale.
On y remarquera dès le première écoute des tentatives « d’aller voir ailleurs » s’il est possible de formuler les mêmes obsessions de manière différente : c’est un dérapage étonnant à mi-course sur A&W, c’est une tentative folk rock – avec l’aide de Father John Misty – sur Let the Light In, ce sont deux expérimentations sonores assez radicales avec Judah Smith Interlude et Jon Batiste Interlude, qui mêlent prêche religieux ou paroles amoureuses, notes de piano atmosphériques, bruitages divers et rires féminins… C’est encore un très séduisant morceau hip hop déstructuré et bargeot : Peppers, avec sa référence à Angelina Jolie jouant le rôle de Lara Croft : « Hands on your knees, I’m Angelina Jolie / … / Let me put my hands on your knees, you can braid my hair / Do a fat criss-cross in the back somewhere, ha » (Mes Mains sur tes genoux, je suis Angelina Jolie / … / Laisse-moi mettre mes mains sur tes genoux, tu peux tresser mes cheveux / Faire un gros quadrillage quelque part dans mon dos, ha)…
De plus, même s’il y a, comme dans chaque album de Lana Del Rey, trois ou quatre morceaux (sur 16…) soit dispensables, soit qui auraient gagné à être raccourcis, Did you know that there’s a tunnel under Ocean Blvd ne manque pas d’atouts mélodiques : entre la pop baroque du superbe et intimiste Paris, Texas, le dépouillement bouleversant de Candy Necklace et la délicatesse de Kintsugi, l’amateur de beauté délicate et de mélodies subtiles sera plus gâté que d’habitude.
Mais l’album marque une évolution dans la vision très noire que Lana a toujours eu du monde et d’elle-même, c’est ce sentiment de stabilité nouvelle, ou tout au moins cet espoir d’entrevoir la lumière au bout du tunnel : accepter que l’amour reçu peut changer votre propre estime pour vous-même (« Open me up, tell me you like it / Fuck me to death, love me until I love myself » – Ouvre-moi, dis-moi que tu aimes ça / Baise-moi à mort, aime-moi jusqu’à ce que je m’aime – dans Did you know that there’s a tunnel under Ocean Blvd) ; c’est admettre aussi qu’on ne peut pas toujours être le centre du monde (« Call him up, « Come into my bedroom » / Ended up, we fuck on the hotel floor / It’s not about havin’ someone to love me anymorе / This is the experiеnce of bein’ an American whore » – Je l’appelle, « Viens dans ma chambre », mais à la fin, on baise sur le sol de l’hôtel : Il ne s’agit plus d’avoir quelqu’un pour m’aimer, c’est ça l’expérience d’être une pute américaine – dans A&W).
Plus intéressant peut-être encore est la manière dont l’album se penche sur les relations familiales, avec une indéniable tendresse : The Grants, en ouverture, nous rappelle que le véritable nom de Lana est Elizabeth Grant ; Grandfather please stand on the shoulders of my father while he’s deep-sea fishing (quel titre !) revient la passion paternelle pour la pêche ; Sweet et Fingertips portent des interrogations sur la maternité et sur le fait d’avoir des enfants… On peut affirmer sans crainte de se tromper que certaines des chansons de cet album sont parmi les plus personnelles, les plus intimes de Lana, et que le fait qu’elle prenne désormais le risque de chanter ces choses-là dénote une maturité nouvelle.
Que cette maturité s’accompagne cette fois de certaines des expériences sonores les plus audacieuses de toute la discographie de Lana, que cet album soit celui qui assume le plus ouvertement ses défauts, avec une multitude de petits dérapages, de mini-plantages, avec un nombre impressionnant de moments de déséquilibres, n’est pas anodin.
On attend la suite avec impatience.
Eric Debarnot