Hey boomer ! Si tu ne vas pas vers le webtoon, le webtoon viendra à toi ! Ce manga « online » purement hexagonal s’est revêtu de papier pour mieux nous séduire, et à bon escient. Cette production cocasse, absolument irrésistible, est peut-être la meilleure surprise de ce début d’année.
Pas facile de supporter le microcosme aristo de l’Ouest parisien quand on ne se sent pas une âme de princesse ! Jade est une jeune fille qui ne supporte plus les codes de son milieu et s’ennuie à mourir dans les rallyes de l’entre-soi. Elle préférerait qu’on laisse pratiquer en paix la musculation, un secret inavouable vis-à-vis de son entourage. Il faut dire que chez ces gens-là, « aller à la salle » est considéré non seulement comme une activité pas très féminine, mais surtout vulgaire, généralement réservée à la populace… Jade, n’étant pas non plus une rebelle née, pratique son sport en cachette. Trouvera-t-elle une échappatoire, elle qui a parfois envie de jouer du muscle ?
Colossale, dixit le sticker apposé sur l’ouvrage, c’est « la série aux 6 millions de vues sur Webtoon » ! Un succès effectivement « colossal », on ne saurait mieux dire, qui a suscité l’intérêt des éditeurs, et en premier lieu « Jungle », qui peut se vanter d’avoir décroché la timbale. Une initiative qui ne pourra que réconcilier les adeptes old school de la lecture sur papier et les accros aux écrans qui ne voient la vie qu’à travers leur smartphone. En ce qui concerne Rutile et Diane Truc, il s’agit de leur première bande dessinée, et le fait que celle-ci ait été publiée « à l’ancienne » dans un second temps constitue pour les deux autrices une ultime reconnaissance qui conforte et perpétue la prédominance du livre-objet sur l’édition virtuelle.
Avec Colossale, on rentre très vite dans le vif du sujet grâce à une intro efficace qui fait mine de commencer comme un conte de fées, pour aussitôt bifurquer sur la deuxième page vers un cri de révolte de la narratrice, Jade, également personnage principal : celle-ci s’adonne à la muscu et n’aura donc pas des mains de princesse ! Le ton est posé et on devine que le monde aristocratique, théâtre du récit, va en prendre pour son grade… Rutile et Diane Truc ont trouvé ici le pitch qui fait mouche, s’amuser du décorum et des conventions désuètes d’un milieu qui semble appartenir à un autre siècle, tout en mettant en lumière les aspirations plus contemporaines d’une jeune fille qui en fait partie mais veut vivre sa vie comme elle l’entend, contre les injonctions de ses parents.
Autre point fort, qui inscrit l’histoire complètement dans son époque, c’est le traitement très contemporain du genre, à travers cette héroïne qui rejette les codes des apparences imposés par son entourage. On la veut princesse aux mains douces, elle aura plus probablement un physique de camionneuse aux mains calleuses, sauf si bien sûr elle renonce à la culture physique ! Résumer les choses de cette façon peut sembler caricatural, certes, mais ne fait que traduire les clichés qui définissent cette caste aristocratique finalement assez méconnue, pour qui la seule perspective de se mélanger avec des roturiers donnerait des sueurs froides… et puis quoi de mieux que l’humour pour aborder la question, plutôt qu’un propos militant qui prendrait le risque de braquer les tenants de la tradition ? Notons que Diane Truc elle-même pratique la musculation, se faisant pour l’occasion coach pour débutant.e.s en fin d’ouvrage.
Enfin, et c’est ce qui rend cette BD unique, c’est la façon dont les autrices se sont appropriées les codes du manga pour les servir à la sauce frenchie, en situant leur récit dans un milieu quasi-totalement coupé des vents de l’Histoire, cette « vieille France blanche et friquée » aux valeurs antiques, vraisemblablement loin d’être hermétique aux discours réactionnaires d’un certain Eric Zemmour. De plus, le dessin de Diane Truc est irrésistible de drôlerie avec cette héroïne qui change d’apparence selon ses humeurs, se transformant en petite fille aux allures toonesques dès lors qu’elle se sent infantilisée par l’entourage ou bouillonne intérieurement. Réagencée dans sa version papier, la mise en page permise par le format webtoon tout en verticalité, à la fois dynamique et minimaliste, rend la lecture hyper percutante, et nos zygomatiques n’y résistent pas
Tout cela fait de Colossale un gros coup de cœur pour l’auteur de ces lignes, qui récemment se désolait de moins rire en lisant les productions récentes de certains auteurs qu’il plaçait pourtant au top de l’humour, qu’il s’agisse de Goossens ou de Fabcaro. Lui (je parle de moi à la troisième personne, oui et alors ?), qui en outre n’a jamais été très porté sur le manga, voit un peu plus ses préjugés poussés dans de piteux retranchements, et il fallait que ce soit par des meufs « musclées ». Merci les filles !
Laurent Proudhon