Poursuivant dans sa voie habituelle d’un travail formel assez conceptuel mis au service d’histoires à la fois absurdes et ordinaires, Djian nous livre en 2023 un très bon cru, avec ce Sans Compter amusant et déroutant.
Année après année, livre après livre, Djian construit une œuvre littéraire significative. Qui réjouit ses lecteurs fidèles, qui irrite ou indiffère le reste du monde. On sent à chaque nouveau roman que Djian ne se préoccupe plus guère de la pression de la renommée, du succès et même sans doute des ventes, il fait ce qu’il a à faire, ce qu’il sait faire, en se contentant de relever à chaque fois de nouveaux défis, la plupart formels. Presque pour son seul plaisir… et celui de ceux qui, comme nous, lui sont fidèles. On a presque l’impression de suivre la trajectoire d’un groupe de Rock qui n’a jamais atteint la renommée qui lui aurait permis de remplir des Accor Arenas et encore moins des stades… mais qui passe chaque année au Trabendo et fait salle comble avec des fans qui en sortiront comblés. A propos de Rock, d’ailleurs, force est de constater que l’écrivain plutôt branché, ou en tout cas bien au courant des musiques « pointues » de son époque, qui parsemait sa géniale série Doggy Bag de citations, références et hommages au meilleur Rock, semble beaucoup moins intéressé désormais par ce qui se passe dans la musique. Ce qui ne m’empêche pas, rappelons-le même si on en a parlé récemment à propos du dernier album de Stephan Eicher, que Djian est par ailleurs l’un des meilleurs paroliers Rock en France…
Ceci posé, de quoi parle Sans Compter ? Oh, à peu près des mêmes choses que d’habitude, bien entendu : de rapports amoureux et sexuels, de vies (faussement) ordinaires et (apparemment) tranquilles qui sont minées, voire pulvérisées par des facteurs extérieurs, résultant souvent des dérèglements d’une société de plus en plus aveuglée par le profit et la réussite. Mais surtout de la manière dont les choses sont toujours beaucoup plus compliquées qu’elles ne le paraissent, ou que nous voudrions qu’elles le soient… Nathan, le drôle de héros de Sans Compter vit avec sa femme et avec la mère de celle-ci, dont il semble plus amoureux que de son épouse. Ils doivent résister à la pression et aux menaces d’un politicien local qui souhaite racheter les terres qu’ils possèdent pour construire un parc de loisirs. Lorsque Nathan se trouve propulsé à la tête du journal du coin où il était pigiste suite à l’accident survenu à son rédacteur en chef, et qu’il se penche sur le cas d’une mystérieuse randonneuse proche du politicien retrouvée errant dans la forêt, les choses vont prendre un tournant de plus en plus étrange, voire absurde.
On sait que depuis quelques années, Djian a simplifié radicalement la structure de ses textes : réduction drastique de la ponctuation, disparition des dialogues formels, oubli de la notion de chapitre, usage minimal des adjectifs et des adverbes… l’idée est de tendre vers une littérature épurée, « près de l’os ». Sa manière de raconter ses histoires est devenue de plus en plus déroutante, elle aussi : suppression quasi systématique des scènes clés, remplacées par des ellipses qui stimulent l’imagination du lecteur, et refus de tout travail explicatif… un roman de Djian se mérite, et le lecteur doit faire sa part de boulot.
Avec Sans Compter, on a l’impression que Djian veut encore aller un cran plus loin. Le livre démarre alors que l’action est déjà enclenchée, et se termine avant qu’il ne puisse y avoir une véritable conclusion. Une énigme policière sans révélation, un conte moral sans morale à la fin. Le lecteur reste seul avec ce qu’il pense avoir deviné, sans qu’aucune confirmation ne lui soit apportée, si ce n’est, bien entendu, qu’il ne faut pas faire confiance à ce qui est écrit dans Sans Compter. Nathan ment, Djian ment, la vérité est inatteignable. Peut-être n’a-t-elle même aucune importance. Et puis, c’est plus amusant comme ça, non ? La réalité est elle-même contaminée par des visions aussi hallucinées (ce drôle d’oiseau de feu qui envahit de plus en plus l’existence de Nathan) que finalement insignifiantes. Ou pas.
Il est clair que ce genre d’expérience, finalement assez conceptuelle, ne peut être du goût de tous. Néanmoins, l’absence de toute prétention de la part de Djian, le côté très ludique et de ses fictions, et de ses choix formels font que, pour celles et ceux qui se prêtent au jeu, le plaisir est grand.
Eric Debarnot