Avec une mise en scène qui se concentre sur la dramaturgie des récits, Je verrai toujours vos visages porte bien son titre, rivé aux paysages émotionnels de ceux qui parlent. Les comédiens, quant à eux, tous virtuoses, offrent une prestation d’exception.
La question de la parole est au cinéma aussi cruciale que problématique : si l’héritage du théâtre peut sembler évident, il ne faut pas oublier que le cinéma a commencé sans lui, dans toute la période du muet, pour développer une dramaturgie et une esthétique qui ont permis de lui donner une identité propre. L’irruption de la parole a dans un premier temps figé la liberté de mouvement, voire décontenancé les auteurs, et il a fallu quelques adaptations pour que la cohabitation libère à nouveau une esthétique cinétique qui puisse composer avec le son.
Le film de pur dialogue est donc un défi : on s’interroge sur sa pertinence, sa concurrence avec le théâtre, et s’il ne s’agit que d’une mise en valeur du talent de comédiens sur qui reposera l’intégralité des enjeux de la scène. Je verrai toujours vos visages entre dans cette catégorie : en explorant le domaine de la justice restaurative, consistant à l’engagement d’un dialogue entre criminels et victime, le film se concentre sur l’échange, la prise de contact, la libération de la parole et la possible écoute, voire compréhension de l’autre.
Jeanne Herry, qui avait déjà disséqué un fait de société avec l’adoption dans Pupille, doit en outre jouer la carte de la pédagogie, pour poser, avec autant d’équilibre que les encadrants, le cercle extrêmement normé du dispositif. L’écriture pourra en devenir un peu scolaire par instants, tout comme dans le désir d’humaniser les animateurs en les filmant chez eux ou dans des transitions, à croire que la cinéaste craignait de laisser le spectateur enfermé dans la prison où les sessions se déroulent. De la même manière, le recours (minime) à certains flash-backs témoigne aussi de cette frilosité à ne se concentrer que sur la parole, comme s’il fallait à tout prix offrir quelques prises de vues (une villa sur le point d’être cambriolée, la chambre d’une enfant angoissée) pour mettre en image ce qui se limitait à la verbalisation.
Ces éléments sont d’autant plus inutiles que la force du film balaie toutes ces précautions : Je verrai toujours vos visages porte bien son titre, rivé aux paysages émotionnels de ceux qui parlent, tour à tour, d’abord dans le respect du protocolaire bâton de parole, avant que l’échange réel n’émerge. La mise en scène se concentre donc sur la dramaturgie des récits, fragmenté en révélations progressives, mais aussi dans l’arrière-plan des silencieux qui écoutent, réagissent, tiquent, s’ouvrent, se révoltent. Les comédiens, tous virtuoses, savent relever le défi consistant à offrir une prestation d’exception, mais au service du silence, d’une personnalité cabossée, dans l’erreur, l’incompréhension, la formulation à l’emporte-pièce, avant qu’une spontanéité patiemment construite ne puisse émerger. La parole, toujours systématisée et dénuée de passion des encadrants, tranche ainsi avec celle des volontaires, qui apprennent autant à formuler qu’à écouter, jusqu’à des échanges assez incongrus, notamment sur l’organisation des braquages, la peur des criminels, et la honte qu’ils peuvent, eux aussi, porter. Le parcours en parallèle d’une victime d’inceste (Adèle Exarchopoulos, toujours aussi juste) aborde quant à lui la longue préparation à un face à face, en déterminant les attentes, les malentendus, et la lucidité qu’on doit aussi construite face à ce qui pourra se dire.
Et si l’évolution des liens peut paraître idéaliste et lorgner du côté d’un feel good movie, incitant à une certaine méfiance, cette concession à l’évolution scénaristique (qui est loin de se faire pour chaque personnage) ne fait pas s’effondrer l’édifice. En provoquant l’empathie du spectateur à l’égard de tous les intervenants, Jeanne Herry est simplement parvenue à accompagner, à sa mesure, le principe même de ce dispositif consistant à s’ouvrir à l’autre, le laisser prendre le temps de formuler, avant de parvenir à lui répondre. Faire connaissance avec l’autre, pour que la peur s’effrite et que l’apaisement viennent se substituer aux châtiments des criminels et de leurs victimes.
Segent Pepper