Institution boomer au sens noble du terme, duo resserré par la disparition d’Andy Fletcher, Depeche Mode revient avec un nouvel album épuré et méditatif. Memento Mori prolonge élégamment la trajectoire d’un groupe ayant traversé plusieurs vies en quarante ans d’existence.
En tant que morveux millenial dont la puberté advint durant la seconde moitié des années 2000, Depeche Mode m’a longtemps laissé le fessier entre deux chaises. D’une part, je distinguais chez eux un caryotype foncièrement familier, celui du Bowie berlinois, du Roxy en costard et des réflexes les plus lucifuges du Velvet Underground. De l’autre, je reniflais leur influence sur tout un bataillon de noms ayant accompagné mes années de collège. La vénération évidente avec laquelle Reznor, Manson et autres Rammstein perpétuaient l’héritage synthétique des anglais ne laissait guère de doute. Et pourtant, sans jamais nier leur importance, il m’aura fallu du temps pour apprivoiser Depeche Mode. Peut-être était-ce dû à leur priorité ouvertement pop, loin de mes affinités avec la cambrure stoogienne d’un Bauhaus et les riffs telluriques des Sisters of Mercy, deux noms trônant au faîte de mon panthéon personnel de la période.
Pourtant, c’est justement de cela qu’il est question. Les eighties, ce n’est pas que du grand rock n roll taciturne. C’est aussi de la très, très belle pop music. Le nier reviendrait à porter une vision éborgnée sur une décennie riche en mythes. Une cosmologie dans laquelle Depeche Mode occupent très clairement le haut du panier. Là où le rock peut nous happer par son énergie, la pop dispose souvent d’une unique mais vaste porte d’entrée : celle de ses chansons. Sans grande surprise, c’est dans cette serrure-là que je finis par dénicher la clé du manoir. Au-delà de la sempiternelle scie post-glam de Personal Jesus, dont l’ubiquité radiophonique avait un peu émoussé le fil, se trouvaient des missiles de choc comme Enjoy the Silence, Never Let Me Down Again, Stripped ou Strangelove, qui n’avaient rien perdu de leur charge ténébreuse. La triade Black Celebration/ Music for the Masses/ Violator est à jamais gravée dans un marbre royal et la voix de Dave Gahan, qui m’avait autrefois parue trop lisse pour être réellement bouleversante, était l’instrument rêvé pour délivrer ces mélodies mélancoliques sur des synthés à la blafardise savoureuse. J’avais donc fini par rendre les armes, sans une once de regret et avec un plaisir non dissimulé. Celui d’avoir enfin compris les raisons d’un engouement à la longévité aussi impressionnante que justifiée.
Le phénomène fut reconduit par notre sujet du jour. Un nouveau Depeche Mode ? Pourquoi pas. Spirit et Delta Machine m’ayant laissé des souvenirs sympathiques à défaut d’être impérissables, j’étais d’humeur à prêter l’oreille à la chose. Le déclencheur de mon intérêt pour Memento Mori, à nouveau, fut une chanson. Ghosts Again était un très bon single, classieux et élégant, séduisant et confortable. Une personnification adéquate des poses de sexagénaire bien conservé de Gahan, toujours aussi suave dans son rôle de métrosexuel à lunettes noires, capable de faire rêver votre tata retraitée autant que votre cousine masterante en socio. Néanmoins, il serait déraisonnable de cantonner tout le mérite au frontman. L’instrumentation exemplaire de la chanson était un excellent point de vue pour observer Martin Gore dans son élément naturel, greffant des arpèges squelettiques sur le robotisme génial des synthés. En bonus, Richard Butler, commandant de bord des Pyschedelic Furs, co-signait le morceau ainsi que trois autres sur Memento Mori. De quoi aiguiller encore un intérêt déjà fortement pressé par un facteur bien moins réjouissant. Comme le titre évocateur de ce nouvel album nous le rappelle, l’année 2022 fut celle du décès d’Andrew Fletcher, claviériste historique de la bande. Fletch, comme ses comparses aimaient à le surnommer, était le liant fondamental du projet. Manager de l’ombre quand le groupe opérait en indépendance, arbitre des conflits créatifs et redoutable joueur d’échecs, il était également le premier fan de Depeche Mode, de l’aveu même des autres membres. Amère ironie du sort, Gahan et Gore, qui n’ont jamais entretenu la complicité la plus fusionnelle, reforgèrent leur amitié dans le deuil de celui qui avait toujours su les amener au compromis.
Memento Mori a immédiatement le mérite de nous plonger dans le cœur de son sujet. My Cosmos is Mine entame l’écoute à travers une brume industrielle où la voix de Gahan se fraie un chemin incertain, comme un mantra de défense qui finirait presque par sonner comme une menace. Le ton est solennel, métaphysique et hanté, sans pour autant jamais paraître forcé. Wagging Tongue donne très résolument dans la synth-pop, rentabilisant tout un attirail rétro très en vogue dans notre climat post-Stranger Things, mais que Depeche Mode peut se targuer d’avoir quasiment inventé. Ghosts Again, une fois de plus, est un méga-tube qui n’a pas clairement pas volé son statut de single étendard du projet. Don’t Say You Love Me déshabille ses nappes sonores pour se parer de cette mélancolie romantique qui a souvent facilité la cohabitation entre les fans de Depeche Mode et le public des Smiths. Fidèle à l’imagerie qu’on attendrait du sujet en présence, My Favourite Stranger est le son d’une nuit mal éclairée, où tout vire au gris foncé et au bleu insondable. La suite d’accords de Soul With Me, en apparence très anodine, génère de belles surprises sur les mélodies de son refrain, tout en tirant le meilleur parti de ses couplets aux arrangements faussement dépouillés.
La pulsation industrielle reprend le dessus pour Caroline’s Monkey, dont la boîte à rythmes et la basse très datées feront probablement le tri entre les tenants de la nostalgie et les adeptes de modernité. À vous de voir si vous préférez fouler le dancefloor de 1983 ou refouler le souvenir de votre brushing de l’époque. Le texte de la chanson aurait en outre mérité un affûtage mélodique plus scrupuleux pour gagner en fluidité. À l’inverse, Before We Drown comporte l’un des refrains les plus efficaces de ce nouvel album. L’ombre de Scott Walker plane majestueusement sur la composition et les subtilités du mixage sont particulièrement à propos pour enluminer les nuances du résultat. People Are Good dégage du terrain pour la belle voix de Gahan, mais cela se fait au détriment de son instrumentation, qui prend le risque de paraître un peu rudimentaire dans ses arrangements. Always You suit une idée simple, rectiligne et évidente, tout en parvenant à insuffler une élégance vibrante à ses murs de synthés sur lesquels Gahan croone avec une aisance qui impressionne et charme. Même qualités pour Never Let Me Go, sur un tempo toutefois bien plus enlevé. Speak To Me clôt l’écoute avec beaucoup de dignité et une gravité non-feinte qui, si elle a toujours plus ou moins été l’apanage du groupe, a le mérite non négligeable d’avoir conservé tout son pouvoir de séduction après quatre décennies. La mélancolie que Memento Mori fait poindre dans ses chansons est finalement aussi touchante et humaine que ses atours sont synthétiques et glacés. Un contraste bien connu, mais dont la maîtrise n’a rien d’évident, et qui prouve une fois encore que l’appétence pour le romantisme ténébreux et autres turpitudes gothiques n’a rien d’une pose. Après quarante ans, c’est une ligne de conduite, et rien de moins.
Mattias Frances
mon dieu, quelle façon d’écrire pompeuse ! chronique épuisante, trop longue..
Vous ne devez pas souvent lire mes textes, c’est un de mes plus courts, en l’occurrence ^^
Mais comme je vous aime, je vous promets que ma prochaine critique sera en rébus. Ce sera long à visionner mais moins fatiguant à lire, sans doute. Ou peut-être que j’aurai la flemme de trouver des symboles et que j’écrirai douze pages sans aucune image, avec double dose d’adverbes pour grossir le comptage de signes. Les possibilités sont infinies, quand on a un compte wordpress. Ô joie, Ô jubilatoire bonheur de pouvoir faire des phrases à rallonge qui fissurent le lobe frontal et effritent la matière grise ! Crac, crac, CRAC !
A l’inverse de M. Philips, j’ai pris grand plaisir à vous lire. La critique est pertinente et la forme est riche et néanmoins fluide. Je n’y décèle nullement d’incontinence écrite ou une volonté d’étaler un quelconque jus de nombril à paillettes. Bref, au plaisir de vous relire !
Merci beaucoup à vous de m’avoir lu et d’avoir pris le temps d’écrire vos pensées :) J’admets volontiers être plutôt friand de paillettes. J’évite juste de les faire transiter par mon anatomie, dans la mesure du possible.