Très attendu, Suzume, le nouveau film de Makoto Shinkai confirme la trajectoire de cet auteur majeur de l’anime contemporaine : une réussite qui ne surprendra ni ses fans ni ses détracteurs.
Critiquer, que ce soit positivement ou négativement, un film de Makoto Shinkai, le nouveau maître de l’anime, est un exercice périlleux. C’est que le genre a ses armées d’aficionados, très affuté sur le sujet, à la connaissance encyclopédique, et qui ridiculiseront aisément l’avis de quiconque ne témoigne pas de la même expertise. Et c’était particulièrement sensible aux premières séances du film le jour de sa sortie : une salle quasiment comble, et un public extrêmement réactif à ce qui se passait à l’écran, voire même dans certains cas – pas les plus agréables – des débats qui commençaient avant que le film soit terminé. Mais essayons quand même, car, de toute manière, le talent désormais universellement reconnu de Shinkai fait qu’il n’appartient plus exclusivement à ses adorateurs.
Rappelons donc pour les moins adeptes du genre que Shinkai a été révélé en 2004 avec la Tour au-delà des Nuages, a explosé aux yeux d’un plus large public en 2016 avec l’excellent Your Name, avant de décevoir un tantinet avec son film suivant, les Enfants du Temps (2019). Ses scénarios tournent beaucoup autour d’univers parallèles, de paradoxes temporels, et de tous ces sujets très à la mode, mais il a l’intelligence de les ramener à des thématiques sociales, politiques ou existentielles contemporaines pertinentes. Ses films ont un style visuel très reconnaissable, avec des personnages élégants, une attention remarquable portée aux détails des paysages, souvent grandioses, et aux jeux de lumière (Shinkai adore les effets provoqués par des sources de lumière placées face au spectateur) : il est facile, si l’on décroche à un moment de ses fictions alambiquées et pas toujours très cohérentes, de se réconforter en admirant la splendeur du spectacle à l’écran. Ce qui est souvent le plus critiquable dans son cinéma, et ses détracteurs ne s’en privent pas, c’est son côté naïvement « fleur bleue » (tous ses films sont des histoires d’amour, en fait), appuyé par un usage facilement irritant de la variété japonaise la plus sirupeuse.
Une fois qu’on a dit ça, on a finalement presque parfaitement décrit Suzume, son nouveau film, qui présente toutes les qualités et les défauts déjà identifiés, et qui prouve une chose : que Shinkai est un auteur, un vrai, reproduisant encore et encore plus ou moins le même film… Ce qui amènera ceux qui ne tombent pas sous son charme de déplorer qu’il n’évolue absolument pas ! Ceci posé, on dira que Suzume est moins réussi que Your Name, mais plus que les Enfants du Temps, ce qui nous fera déjà un bon point de départ…
Suzume est une jeune fille qui vit sur une île de la partie sud du Japon (avons-nous rêvé ou le nom de son village est… Miyazaki ?), qui croise un petit matin sur sa route un séduisant jeune homme à la recherche d’une… porte. Foudroyée par un coup de foudre, Suzume part elle-même chercher cette porte située au milieu de ruines d’anciennes thermes, et libérera ce faisant un gigantesque ver responsable de tremblements de terre…
Suzume est un film profond parce qu’il parle de la crainte légitime des Japonais vis-à-vis des séismes incessants qui les menacent, et ont plusieurs fois dévasté le pays, et qu’il y agrège dans sa dernière partie le souvenir brûlant du grand tsunami et du désastre nucléaire de Fukushima en 2011. On comprendra que Suzume est une survivante de la catastrophe, qui a emporté sa mère, et l’a laissée avec des souvenirs troublants et une chaise d’enfant que sa mère avait créée pour elle. Il y a donc dans Suzume une réflexion sur le travail du deuil, qui prend des années, et exigera pour être conclu un retour – physique et mental – sur les sources du drame : c’est à travers la compréhension finale de ce qui s’est passé et la réconciliation avec elle-même et les sentiments paradoxaux qui la tourmentent que Suzume deviendra adulte, et acceptera son destin. Et pourra peut-être servir la société tout entière, comme le fait son amoureux Sota…
Tout cela pourrait être lourd, et ce d’autant que, comme toujours, tout ne fait pas vraiment sens dans le road trip de Suzume du sud au nord de l’archipel japonais, comme dans ses luttes contre les vers menaçants émergeant de portes cachées sur sa route. Heureusement, le côté bluette adolescente joue cette fois en faveur du film, en offrant nombre de moments légers. Qui plus est, dans ce qui semble être des références – inhabituelles chez lui – à l’œuvre de Miyazaki (on a cru entendre et voir en particulier des références à Kiki la Petite Sorcière), Suzume s’équilibre grâce à des fantaisies un peu enfantines, comme les personnages de la chaise « possédée » ou du chat / dieu Daijin vedette des réseaux sociaux.
Bref, Suzume est une jolie réussite, qui enchantera les fans du genre, et pourra paraître long et déséquilibré aux autres. C’est en tout cas un spectacle stimulant, souvent magnifique, qui confirme la place prépondérante de l’anime dans le cinéma japonais contemporain.
Eric Debarnot