Après Tolstoï, Chantal van den Heuvel et Henrik Rehr livrent une seconde biographie d’un monstre sacré russe. Méconnu en France, Dostoïevski a disparu derrière son œuvre.
Saint-Pétersbourg, décembre 1849, Fiodor Dostoïevski est extrait d’une cellule, où il croupit depuis 8 mois, pour une destination inconnue. Il apprend qu’il a été condamné à mort. Déjà le peloton d’exécution se rassemble, quand un messager apporte, in extremis, la grâce des condamnés. Astucieusement, Chantal van den Heuvel débute son scénario par cette expérience fondatrice. Dostoïevski se voit offrir une nouvelle vie. Pour nous, il va en revivre les principales étapes.
Fils d’un médecin aristocrate désargenté, ombrageux et alcoolique, Dostoïevski est confronté très jeune à la violence du servage. Jouant avec les enfants de paysans, il découvre que son père a un droit de vie et de mort, ou presque, sur leurs propres pères, il ne l’oubliera pas. Contraint de s’engager dans l’armée, il déteste ses condisciples et commence à écrire. Très vite reconnu comme un auteur prometteur, il peine à vivre de sa plume. Scandalisé par l’arrogance des puissants, il se rapproche des socialistes révolutionnaires, sans pour autant partager leur athéisme. L’homme est complexe, tout à la fois épileptique et joueur compulsif, couvert de dettes et époux ombrageux et volage. Plus surprenant, l’ancien bagnard scrute passionnément les turpitudes de ses contemporains afin de traquer les preuves, ténues, de l’existence de Dieu. L’écrivain en tire ses livres.
Le destin fin, précis et monochrome de Henrik Rehr peut surprendre. Les très rares pointes de couleurs vives se révèlent être du sang. Son trait réaliste et documenté reprend les codes des illustrations gravées du XIXe siècle. Si ses barbus paraissent peu expressifs, il nous offre de très beaux portraits de bourgeois envieux ou aigris. Fidèle aux minutieuses descriptions de l’auteur, il excelle dans la représentation de miséreux, flagellés, humiliés ou affamés, aux angoissants regards hallucinés.
Dostoïevski décède peu après avoir achevé Les Frères Karamazov, son chef d’œuvre. Une dernière fois, il y explore le drame de la liberté humaine et dénonce l’émergence d’un pouvoir totalitaire « bienveillant ». Il meurt sans avoir résolu sa quête de l’existence de Dieu. S’il n’a pas levé le doute, il veut croire, car sans Dieu, tout n’est-il pas permis ?
L’album se clôt sur une angoissante citation d’Albert Camus : « On a longtemps cru que Marx était le prophète du XXe siècle. Nous découvrons que le vrai prophète était Dostoievski. Il a prophétisé le régime des grands inquisiteurs et le triomphe de la puissance sur la justice. »
Stéphane de Boysson