La passion de Daughter nous avait bien manqué. Stereo Mind Game marque un retour sublime pour le trio dont les compositions éthérées sont toujours aussi sentimentales, mais tendent vers la clairvoyance.
Daughter est un groupe qu’on associe à une certaine phase de vie, rarement l’une des plus heureuses. C’est la musique que l’on choisit pour en faire la bande sonore de nos pensées amères, si bien qu’on ne voudrait presque pas la partager, et qu’elle reste le seul accompagnement de nos songes les plus personnels. Elle se fraie un chemin jusque dans les moindres recoins de l’âme pour en extraire désespoir et mélancolie, mais aujourd’hui, peut-être aussi pour faire la paix avec soi-même.
Sept années se sont écoulées depuis Not To Disappear, six depuis la bande originale Music from Before the Storm composée pour le jeu vidéo Life Is Strange. En parallèle, Elena Tonra a continué à chanter ses tourments amoureux en solitaire sous le nom d’Ex:Re. Après cette longue absence, on pouvait au choix attendre de Daughter des inclinations inédites, ou bien espérer retrouver avec un certain plaisir coupable la formule si efficace du trio londonien qui leur avait valu un franc succès à l’aune de leur premier album If You Leave. En ce sens, Stereo Mind Game ravit les adeptes de la première heure de l’extrême sensibilité du groupe, mais la musique de Daughter a aussi pris en maturité. Les propos sont plus balancés, les sentiments moins subis, plus réfléchis. Ce nouveau disque offre en somme un dialogue intérieur, plutôt qu’un épanchement inconsidéré de sa peine.
Stereo Mind Game, comme les autres albums du trio, est un album qui s’écoute pour soi, fort, et attentivement. Elena Tonra y conte cette fois-ci la douleur diffuse de la distanciation, mais cherche à immortaliser sa peine plus qu’à l’embrasser, lui permettre d’exister pour mieux la comprendre et la surpasser. C’est du moins le message que porte Be On Your Way. Il n’est plus question d’une relation toxique, mais d’une connexion absolument inexplicable, aussi indéfectible qu’impossible. Les mots d’Elena rappelleront beaucoup d’auditeurs au souvenir de cette personne pour qui le monde aurait très bien pu s’arrêter. Cependant, si la distance est cruelle, la chanteuse choisit de chérir les moments passés, de tracer sa propre route, et qui sait : « I will meet you on another planet if the plans change » chante-t-elle, ouvrant une nouvelle voie bien plus optimiste.
Le titre de l’album, ce « jeu de l’esprit en stéréo », c’est ce dialogue intime auquel se prête Elena, et qui prend forme avec toute la puissance dont Igor Haefeli et Remi Aguilella sont capables. Forts de l’expérience acquises sur leurs différents projets, les trois musiciens superposent avec une subtilité renouvelée chacune de leurs sonorités, s’offrant toujours de délicieuses ascensions, distillant des boucles électroniques en ne se délestant jamais d’une douceur infinie.
Dandelion ouvre à ce titre une spirale fascinante où guitares et synthétiseurs se croisent à vive allure et se perdent pour mieux se retrouver. L’esprit peut être une prison dans laquelle on s’enferme sciemment, où les obsessions deviennent seules raisons de vivre, où l’on attend désespérément ce qui ne (re)viendra pas, et c’est ce que nous confie ici Elena, tout en surplombant ce mal-être inconscient, en passant par la douleur de l’aveu pour mieux appréhender la guérison.
S’il fallait ne conserver qu’un souvenir de cette traversée nébuleuse, ce serait Neptune. Le temps se suspend, le monde se fige, ne reste que la voix d’Elena Tonra, sublime et bientôt rejointe par un chœur inédit et bienvenu. Le duo vocal resplendit, les gorges se nouent, le morceau répété en boucle, encore et encore, jusqu’à ce que plus rien n’existe autour et que les larmes se mettent à couler.
Pour ce nouvel opus, le trio a fait appel aux cordes du 12 Ensemble, et c’est peut-être sur Swim Back qu’elles se conjuguent le mieux à la fascinante densité instrumentale de Daughter. Les interventions de l’orchestre londonien y décuplent franchement la portée de l’arc émotionnel du trio, tandis que les réverbérations nous portent déjà loin au beau milieu de cet océan qui sépare infailliblement Elena de la personne qu’elle aime.
Malgré tout, cet amour la fait mûrir, réfléchir, et non plus passivement s’abandonner au désespoir. Isolation frappe en plein cœur, de ses quelques arpèges à la guitare acoustique sur lesquels Elena se dit prête à cristalliser cette relation dans son passé, même si toujours demeureront les remords : « I can’t tell if this is better to be left another lesson learned ? ». Difficile en effet, de faire une croix sur l’évidence des sentiments, et Daughter joue à merveille sur cette corde sensible. Le trio conte la frustration de l’isolement, la virulence des passions circonscrites et la difficulté à les rationnaliser, mais nourrissent aussi l’espoir et la paix intérieure.
Stereo Mind Game est un album qui nécessite plusieurs écoutes. On peut considérer que c’est un tort, que c’est devoir forcer l’intérêt, mais pas avec Daughter. Ici, c’est franchir chaque fois un palier supplémentaire, saisir toutes les subtilités de chacun des morceaux de l’album, creuser sous la voix d’Elena Tonra, aller chercher les chœurs, se perdre dans les synthétiseurs… et finalement atteindre l’extase quand toutes les pistes ont été explorées de fond en comble et qu’elles finissent par se lier indéfectiblement.
Marion des Forts