Avouons que l’on ne s’y attendait pas complètement, mais Altin Gün ont mis le feu au Trianon en cette première soirée consacrée à leur nouvel album, Aşk. Récit d’un grand moment de bonheur…
C’est un bonheur de constater le succès que rencontrent Altin Gün en France, avec leur mélange improbable et culotté de musique turque – ou plutôt anatolienne, ce qui est le terme exact -, de rock psyché et, maintenant, de dance music : deux Trianon complets pour un groupe plutôt indie, c’est vraiment bien… La salle se remplit lentement pour cette première soirée, ce qui témoigne que le public ne sera pas le public rock habituel, toujours prompt, lui, à se battre pour assurer les premiers rangs…
19h40 : WORLD BRAIN, c’est un moustachu au look seventies assez cocasse, qui débarque avec sa clarinette et sa Teleaster (et avec le secours d’une instrumentation programmée). Son morceau d’introduction est délicieux, humoristique et entraînant comme il faut. On sent qu’on va se régaler, d’autant que le bougre semble un vrai pince-sans-rire. On devra malheureusement reconnaître que ses quelques morceaux chantés sont moins séduisants, plus ordinaires peut-être que ses instrumentaux pétillants, comme Network (« une chanson sur l’Internet à grande vitesse », nous annonce-t-il) ou la musique de Super Saiyan, héros de son enfance (mais il ne saura pas jouer celle de One Piece quand on la lui demande !). On appréciera de belles parties de guitare à la pédale wah wah, et une agréable fraîcheur dans l’imagination musicale : une introduction plaisante pour une soirée qui va s’avérer tout entière placée sous le signe de la joie, du bonheur même.
20h35 : Ce que l’on avait pas réalisé, c’est que toute la bande de jeunes femmes rieuses qui nous entoure au premier rang est d’origine turque… Mais le fait d’être au milieu de dizaines de personnes qui connaissent toutes les chansons par cœur, en chantent les paroles et vibrent visiblement de toute leur âme sur la musique de Altin Gün va littéralement élever cette soirée vers le firmament… et la placer, ne nous mentons pas, en pole position à date des meilleurs concerts qu’on ait vus en 2023 !
Rappelons à ceux qui ne le sauraient pas que Altin Gün est une formation néerlandaise, montée par le bassiste Jasper Verhulst, avec comme figures de proue deux chanteurs originaires de Turquie, la flamboyante Merve Daşdemir et le discret – et toujours très sérieux – Erdinç Ecevit Yıldız, qui joue de plus du saz, une variante locale de notre luth occidental. Et que la grande idée du groupe, c’est de faire rencontrer à la musique d’Anatolie le rock psyché, avec un rôle important joué par la guitare de Denzel Sprenkeling, responsable de la mise à feu, voire même la mise sur orbite étant donné sa puissance, des morceaux. Propulsées par un batteur et un percussionniste tous deux redoutablement efficaces, ces morceaux accrocheurs – dont la plupart sont soit des chansons traditionnelles, soit extraites du répertoire de chanteurs plus ou moins récents et plus ou moins célèbres de Turquie, comme Selami Şahin, Sadık Doğanay, Orhan Gencebay ou encore Ahmet Gazi Ayhan. S’il y avait des détracteurs d’Altin Gün, ils pourraient ironiser sur le fait que la musique du groupe n’est pour sa plus grande partie pas écrite par les musiciens, mais ce serait faire preuve de mauvaise foi tant le génie à l’œuvre ici est de réactualiser totalement une musique du passé, pour faire danser, vibrer, rire et pleurer des milliers de jeunes (et de moins jeunes) gens, d’origine turque ou non. On n’aurait d’ailleurs rien contre un groupe qui s’approprie ce cette manière le patrimoine de la chanson française, et revitalise les chansons des grands interprètes du XXème siècle, bien oubliés pour la plupart…
« Rakıya su katamam / Ben sensiz yatamam / Alıştım yâr cilvene / Ben sensiz yapamam » (Je ne peux pas ajouter d’eau au raki / Je ne peux pas dormir sans toi / Je me suis habitué à ta courtoisie / je ne peux pas faire sans toi) : on attaque donc sur Rakıya Su Katamam, le premier extrait de Aşk, le nouvel album du groupe, et la claque est immédiate : c’est impressionnant combien le groupe a fait des progrès scéniquement ces deux ou trois dernières années ! Altin Gün sont désormais une machine, littéralement inarrêtable, à faire danser et à donner de la joie et du plaisir. Les voix de Merve et d’Erdinç sont parfaites, le son du saz envoûte, la section rythmique déménage à mort, les claviers analogiques confèrent une touche rétro plaisante, et chaque intervention de la guitare électrique est comme une coulée de lave brûlante. Il ne faut que quelques minutes pour que tout le Trianon soit en transe, tout le monde se trémousse, toutes celles et ceux qui connaissent le turc chantent les paroles des chansons du début à la fin : un p… de grand concert, une extase qui va durer la plus grande partie de la trop courte heure vingt-cinq qu’Altin Gün vont nous offrir.
Neuf titres sur les dix du dernier disque seront joués, ce qui laisse malheureusement peu de place aux chansons que nous aimions des albums précédents… mais quelles chansons : Yüce Dağ Başında de Yol, Süpürgesi Yoncadan de Gece pour clore le set principal, Goca Dünya pour ouvrir le rappel ! Et quand le rythme se ralentit, comme sur le purement magique Kalk Gidelim (soit « lève-toi, allons y »), il suffit d’un solo de saz pour que l’intensité redouble ! Même sur un morceau calme et planant – le seul moment de « repos » du concert – comme Güzelliğin On Para Etmez (« la beauté n’a pas d’importance », tu parles !), la splendeur du chant est saisissante. Le funk chaloupé et sensuel de Çıt Çıt Çedene (« Instantané ») nous met presque les larmes aux yeux, avant que le synthé décolle.
Si l’on veut absolument chercher la petite bête dans un concert aussi satisfaisant, ce serait sans doute que les passages purement électro / dance du set, comme Doktor Civanim, ont parfois été moins convaincants, moins originaux, mais on ne peut guère reprocher à Altin Gün d’aller explorer des genres différents, et d’avancer sans pour autant se trahir…
Alors que le concert est dans sa dernière ligne droite, Merve descend de la scène pour rejoindre le groupe de jeunes Turques qui dansent devant et vient partager avec elles leur plaisir. Même les spectateurs confortablement assis aux deux balcons du Trianon sont débout, la fête est totale, le bonheur de la foule est littéralement tangible : une très grande soirée !
Puisque le nom d’Altin Gün signifie « Jour d’or », on réalise au sortir du Trianon que Jasper Verhulst et sa bande ne pouvaient pas en avoir choisi un meilleur : c’est réellement une « Nuit d’or » qu’ils nous ont fait vivre. Bu harika hediye için binlerce kez teşekkür ederim !
Texte et photos : Eric Debarnot