C’est à la nuit tombée, au beau milieu de la cathédrale de Cologne, que le duo allemand Grandbrothers a enregistré Late Reflections. Plus organique, audacieux et bouleversant que jamais, ce quatrième album est celui du rendez-vous de deux compositeurs de génie avec l’Histoire.
Je me souviens de ma première rencontre avec Grandbrothers. C’était en 2019 au cinéma, j’allais y voir le film Hors Normes. Du film, je ne me rappelle pas de tout, mais de la séance, je ressens encore les frissons me parcourir l’échine et les larmes rouler sur mes joues à l’écoute de la bande originale. C’était Bloodflow qui m’avait fait cet effet-là, mais le meilleur restait à venir : All The Unknown en 2021, venait confirmer avec éclat la pérennité du talent des deux Allemands, et ne restait alors qu’à voir jusqu’où irait ce duo prodigieux.
Le cœur du projet de Grandbrothers, c’est un seul piano dont les marteaux ont été transformés par Lukas Vogel afin qu’il puisse extraire et manipuler chacune des notes jouées par son acolyte Erol Sarp. Ce mode opératoire, le même depuis les débuts du duo en 2015 avec Open, offre des sonorités uniques, intrinsèquement liées à cet unique piano, et pourtant sans cesse renouvelées, toujours plus ambitieuses et organiques. S’accrochant à ce savoir-faire, le duo a su parachever son art en repoussant toujours plus loin les limites de leur piano-signature, lui assignant toujours plus de modules et d’effets spécialement conçus par et pour Grandbrothers. Avec un quatrième album, le duo prouve qu’il dispose décidément d’une infinité de ressources d’après ce seul instrument. La seule limite qu’ils pourraient se trouver serait celle de leur inventivité, mais Late Reflections envoie à des années lumières cette éventualité.
A vrai dire, écrire la chronique de cet album, c’est aussi écrire celle du concert qu’a donné Grandbrothers à la cathédrale de Cologne à l’occasion de son 700e anniversaire en août dernier. On ne louera jamais assez Arte pour la retransmission de ce genre de concerts atypiques, alors prenez donc une heure de votre temps, enfilez un casque et laissez vous transporter d’un bout à l’autre par la magie du lieu et de la musique.
Cette performance hors-du-commun constitue en réalité le point d’orgue d’un travail titanesque réalisé par le duo au cours du mois précédent. En effet, les deux Allemands ont composés les morceaux de Late Reflections pour le concert, mais l’album que l’on a aujourd’hui entre les mains n’est pas un album live, il a été enregistré en amont au sein même de la cathédrale de Cologne, à la nuit tombée, une fois l’enceinte vidée de ses 20 000 touristes. De tous les studios d’enregistrement mythiques que l’on peut énumérer, celui-ci demeure sans doute l’un des plus singuliers et spectaculaires.
Impossible donc, d’évoquer Late Reflections comme le simple successeur de trois albums au demeurant déjà excellents. Grandbrothers défie ici les limites de l’enregistrement, l’aura de la cathédrale plane sur l’ensemble des titres, et on devine l’investissement acharné du duo pour composer (littéralement) avec les atouts et contraintes d’un tel lieu.
Le duo relève le défi avec brio, et nous transporte à ses côtés pour revivre ces instants hors du temps. Daybreak introduit l’album avec toute la majesté que lui confère le lieu, n’osant pas tout-à-fait en percer la pénombre. Dès lors, il faut s’imaginer arpenter la cathédrale, graviter autour des deux artistes au centre de la nef, en remonter l’allée sur Infinite, jouer du clair-obscur des vitraux avec On Solid Ground, se hasarder entre les enfilades de colonnes du monument et laisser Adrift nous hisser vers son immense plafond voûté.
Late Reflections résonne dans la cathédrale, et la cathédrale résonne en lui ; sur chaque morceau la réverbération naturelle du lieu (de 13 secondes !) enveloppe le piano d’Erol, en sublime chacune des notes, et nappe les expérimentations de Lukas d’un écho grandiose. C’est ce qui confère à un titre comme North/South toute son amplitude : des notes jouées staccato, caressant les sommets de la cathédrale, jusqu’aux beats électroniques frôlant sa pierre froide, jamais ne se sont si bien confondues architecture et musique.
Si Grandbrothers verse plus dans l’expérimental sur cet album, leur identité reste tout-à-fait reconnaissable, et Bloom nous ramène même aux premières heures du duo, où notes cristallines et boucles synthétiques s’entrechoquent en une escalade rythmée et bouleversante. Erol Sarp et Lukas Vogel excellent à superposer une multitude de textures qui ne s’étouffent jamais, qui bien au contraire gagnent en altitude avec toute la grâce et la légèreté dont s’abreuve le titre Vertigo.
Les deux compositeurs signent la fin de leur album avec Boy in the Storm, épilogue épique pour une aventure qui l’est tout autant, celle d’un duo infiniment inspiré et inspirant, qui d’un lieu chargé d’histoire a fait son terrain, voire son partenaire d’expérimentation. En tous points réussi, Late Reflections s’impose comme une œuvre majeure.
Marion des Forts