Chacun des ouvrages (chroniques, correspondance, journal) dans lequel Jean-Patrick Manchette parle de lui, de son travail, de l’art, de la culture, du polar est indispensable. Ces Entretiens ne font pas exception. On y découvre (retrouve) un Manchette drôle, intelligent, ni cynique, ni désabusé, mais lucide et humain. Franchement passionnant.
Vous ne connaissez pas encore Jean-Patrick Manchette ? Pas simplement l’écrivain, mais l’individu – à défaut de la personne ? Pourtant, les occasions n’ont pas manqué. Il y a eu la publication de ses chroniques de polars, de cinéma, ou même de jeux, d’une partie de sa correspondance – des lettres du mauvais temps déjà éditées par La Table Ronde et dont on a déjà dit le plus grand bien ici –, et même son journal. Alors, voici une nouvelle occasion de se rattraper. Voici des entretiens. Immanquable, comme le reste. Il serait impardonnable de ne pas faire avec Manchette ce voyage derrière les lignes ennemies. Chacune de ces pages se lit avec intérêt, avec délectation, avec plaisir et même avec joie. On apprend sur l’auteur lui-même, sur ce qu’il pensait du polar et du néo-polar, on rit pas mal quand même, on réfléchit beaucoup aussi sur le statut de l’art, de la littérature, sur ce qu’est devenue la culture dans les sociétés marchandisées et capitalistes comme les nôtres…
Par où commencer ? Les sujets n’abondent pas. Les questions se répètent, et les réponses aussi, cohérentes et constantes. Commençons, par exemple, par ce que Manchette raconte de son parcours et de ses raisons d’écrire : « j’ai décidé d’écrire pour ne pas crever de faim et de ne pas en rester éternellement à des traductions et à des projets de films que les producteurs ne lisaient même pas, je me suis tourné immédiatement vers le polar ». Il a choisi le polar parce qu’il voulait percer et qu’il avait quelques connaissances en la matière.
Puis il revient régulièrement sur le cas de chaque roman, dont il raconte la genèse – comment, par exemple, Fatale a été mal compris et rejeté par la Série Noire –, sur les scénarios qu’il a signés, sur les traductions qu’il a faites. Toutes ces activités qu’il a acceptées parce qu’elles lui permettaient d’acheter du temps et donc d’écrire. C’était ce qu’il voulait faire avant tout : « je me retrouve avec une envie d’écrire que je ne m’explique pas vraiment » ou encore « j’ai besoin d’écrire ». Il le répète à l’envie.
Comme il répète sa conviction qu’« un roman pour aujourd’hui, c’est essentiellement et malheureusement d’une marchandise sur le marché de la culture. Elle est davantage définie par des questions de rentabilité ignoble que par des questions d’expression. » Manchette ne se fait pas prier pour le dire encore et encore : nous vivons dans une société capitaliste où tout est marchandise, y compris les livres, le cinéma et les BDs (on imagine qu’il aurait pensé la même chose des séries) : « la culture est un produit, au même titre que les petits pois en boite ». Ce qui veut dire que celles et ceux qui vendent et promeuvent cette culture ne sont que des vendeurs de savonnettes (de baguettes de pain, pour être précis, chez Manchette) : « il y a cette piétaille de déments passés au service de l’encerclement en question. Ils travaillent pour les baguettes de pain, pour les banques, pour dire les choses de manière vulgaire ».
Jean-Patrick Manchette : Lettres du mauvais temps. Correspondance 1977-1995
Cela veut dire aussi que tout a été écrit, tout a été filmé. Ce qui est écrit maintenant, ce qui est filmé, n’est que répétition de formes passées : « Je crois en effet que l’art est mort, qu’il ne peut plus y avoir que de la répétition, des références, du pastiche. » Donc pas besoin de « faire de la littérature d’art ». D’ailleurs, c’est aussi pour cela que Jean-Patrick Manchette écrit du polar : « J’avais envie de produire de la marchandise consommable et jetable ». Et ce qui peut aussi expliquer sa façon de travailler : « Mes romans naissent d’idées abstraites, et à partir de l’actualité (au sens large)… Les péripéties et les personnages viennent ensuite, de mon expérience personnelle, y compris de mon expérience de liseur et de spectateur… l’explosion de la station d’essence dans Le Petit Bleu alias Trois hommes à abattre, c’est pour ainsi dire la réincarnation de l’explosion du camion d’essence de North by Northwest ». De fait, avoue-t-il, « tout ce que je fais est complètement, essentiellement référentiel ». Référentiel, mais rigoureux et documenté. Toujours utiliser le temps adapté, toujours désigner les objets, les noms des armes en particulier. Rigoureux jusqu’à l’obsession : « je travaille trop, si ça continue, je n’écrirai plus qu’un livre tous les vingt-cinq ans… je suis devenu obsessionnel ».
Mais dans ce monde capitaliste, Manchette ne refusait pas le succès. À la question, « Être une référence à trente-neuf ans, ce n’est tout de même pas si mal, non ? », Manchette répond : « J’ai fait tout ce qu’il fallait pour ça ». Mais, encore une fois, sans illusion ou sans prétention sur ce qu’il faisait. Parce que s’il se doutait qu’il avait du talent – « je me rends bien compte que j’ai un certain talent » –, il savait aussi qu’il vivait dans un monde de vendeurs de savonnettes, « j’ai immédiatement été récupéré par le marché » ! Et il savait aussi qu’il avait été aidé par la vente de ses scénarios. Ses romans à la Série Noire se vendent à « cinquante ou soixante mille exemplaires » seulement, et rapportent « deux briques ». Mais quand un Alain Delon lui achète les droits pour un roman, cela lui rapporte 200 ou 300.000 francs !
Et pour finir, de l’humour. Vraiment beaucoup d’humour. Comment ne pas rire quand on lit la retranscription de ces échanges avec Bernard Pivot, dont on sent bien que personne n’est vraiment à l’aise ? Ou encore, l’une des multiples fois où Manchette explique qu’il a écrit pour payer des factures : « je me suis trouvé brusquement devant la nécessité de bouffer » !!! Et il y en a d’autres, qu’il faut découvrir en lisant ces entretiens !
Alain Marciano