July Jung nous propose une étude quasi documentaire sur l’aliénant fonctionnement du monde du travail. Une plongée glaçante dans les rouages d’un système qui cache, derrière des chiffres, le culte de la performance.
About Kim Sohee ressuscite la veine des films dossiers : c’est, au sens propre du terme, une étude quasi documentaire sur l’aliénant fonctionnement du monde du travail, et particulièrement sa découverte par les lycéens professionnels dans leur première expérience de stage. Tiré d’un fait divers survenu en 2016, le film suit dans un premier temps l’expérience d’une adolescente sur son lieu de stage, en liant ses différents milieux de vie (la danse, les amies, le système scolaire) pour mieux disséquer le processus progressif de sa destruction. On retrouve, dans le portrait de cette jeune fille parfois revêche, celui qui donnait tant de singularité au caractère de l’héroïne de Retour à Séoul, gage d’un regard contemporain qui tendrait à penser que la jeunesse saura davantage se dresser face à l’oppression. C’est sans compter sur la redoutable machine à laquelle elle devra faire face.
Le récit prend ainsi son temps pour mettre à plat les méthodes du monde du travail, où la question de la performance va pulvériser toute possibilité de s’en sortir. Le constat ne manque pas d’ironie lorsqu’on constate qu’il s’agit d’empêcher les abonnés à un opérateur de résilier leur contrat, en les contraignant à en prendre un nouveau : la machine, consistant à s’autonourrir et ne jamais perdre, est systémique, et conditionne l’intégralité des échanges. Partout, des tableaux, des classements, une mise en concurrence des employés, et une promesse de prime où l’on table sur l’épuisement pour faire craquer l’individu.
Le deuxième temps du film, consacré à l’enquête, pourra s’avérer un peu redondant, et la durée du récit (2h20) n’est pas toujours justifiée, notamment par quelques scènes assez superflues. De la même manière, le didactisme de certaines démonstrations et l’absence de nuance peuvent à certains moments empeser le propos, comme s’il était indispensable d’ajouter l’expression exacerbée de sentiments dans un milieu qui les avait proscrits.
Mais le film vaut pour sa plongée glaçante dans les rouages d’un système qui cache derrière des chiffres le culte de la performance, et contraint les écoles elles-mêmes à broyer les élèves pour alimenter les chiffres de l’emploi. On pourrait donc se demander l’intérêt de recourir à la fiction pour évoquer un sujet aussi en prise avec le réel, et la question est légitime. La réalisatrice July Jung prend ici le parti de faire vivre un individu, et de lui redonner l’humanité qu’on a détruite, dans une logique particulièrement perverse où les responsables se défaussent toujours sur l’humiliation de la victime, fustigeant ses incapacités, voire son caractère asocial. En suivant Kim Sohee, sa trajectoire et la manière dont elle perd à tous les coups (sous la pression de ses parents, de son prof, de son manager), haïe par ses pairs lorsqu’elle performe, détruite par ses supérieurs lorsqu’elle flanche, le récit redonne à voir un être rendu invisible. Le motif de la danse, qui ponctue à des instants cruciaux cette descente aux enfers, pourra libérer le corps meurtri, et ménager quelques espaces de langage au milieu du silence.
Sergent Pepper