On n’a jamais encore vu la Mafia italienne, et son abjection, dépeinte ainsi : du point de vue des femmes, ses premières victimes, avec objectivité et sans recours aux clichés du genre. The Good Mothers est une très grande série TV.
Quelles que soit les qualités que l’on peut trouver, et nous les premiers, au Godfather de Coppola, il peut être accusé d’avoir commis le péché originel (en 1972 !), celui de la mythification, pas si loin de la glorification en fait, de la Mafia italienne. Et même si depuis, le travail de David Chase sur ses formidables Soprano, ou de Matteo Garrone avec son extraordinaire Gomorra, ont contribué à relativiser cette célébration ambigüe du crime organisé, on est encore loin du compte dans la représentation populaire de l’abjection que représente ce genre de structure et de comportements.
Le génie de The Good Mothers – dont le titre, sans doute pas en langue anglaise pour rien, peut être lu avec un peu d’imagination comme une opposition féminine à « The God Father » – est d’aborder l’horreur de la pieuvre criminelle sous l’angle de la manière dont elle traite les femmes en son propre sein. Rassurons ceux qui s’effarouchent facilement de nos jours devant toute tentative qualifiée de « féministe », le propos de la magnifique série (une coproduction Italie-GB) de Stephen Butchard est de montrer comment les aspects les plus réactionnaires de la société italienne donnent naissance à une oppression insupportable de la femme, réduite à un rôle de soumission qui n’a rien à envier à la vision des intégristes en Afghanistan ou en Iran. Et qu’à partir de là, les activités criminelles conduites par les « hommes du clan » sont non seulement illégales, immorales, mais aussi fondamentalement liberticides.
The Good Mothers raconte l’histoire vraie de quatre femmes qui ont tenté aux alentours de 2010 de se délivrer du joug de leur famille, de leurs maris ou pères appartenant à la ‘ndrangheta, c’est-à-dire la mafia calabraise. Ciblées par la procureure Alessandra Cerreti, qui identifie cette oppression de la femme comme une faille potentielle dans le fonctionnement des familles mafieuses, ces femmes vont tour à tour tenter de se libérer, en bénéficiant du programme de protection des témoins offert par la justice italienne, du joug qui les écrase. En retour, elles vont avoir à résister au chantage que leurs familles opèrent sur elle en utilisant leurs enfants, et leur amour de mère ou de fille…
La grande intelligence, et la force incomparable aussi de The Good Mothers est de s’être complètement débarrassée des scènes de tueries – très codifiées en fait – du genre : pourquoi montrer à nouveau ce que l’on a vu des milliers de fois, au risque de déclencher cette fascination malsaine, complaisante, qui ruine l’objectivité du spectateur ? Et pourtant, même sans quasiment aucune effusion de sang, la violence de The Good Mothers est immense. Et quasiment permanente, puisqu’au fil de six épisodes irrespirables, peu d’occasions de se détendre, peu de contrepoints positifs seront offerts au téléspectateur. Ici, ce sont les mots qui blessent le plus profondément, ce sont les regards et les silences qui tuent le plus sûrement. Et ce à quoi l’on assiste est tellement monstrueux, tellement horrible – puisque, au nom d’une loyauté terriblement hypocrite, on ira jusqu’à tuer sa femme, ses enfants… – qu’on ne peut qu’être révulsé par la description froide, objective, du mal que se font entre eux ces gens – qui semblent encore vivre au XIXème siècle, voire plus tôt encore – avant d’en faire à la société italienne tout entière.
Bien entendu, si la réussite de The Good Mothers est aussi exceptionnelle, c’est grâce à une écriture au cordeau, entremêlant impeccablement deux temporalités et quatre histoires, et ne sacrifiant jamais aux facilités habituelles du thriller (On pourra certes trouver çà et là des choses qui peuvent paraître invraisemblables, en particulier en ce qui concerne le manque apparent « d’étanchéité » d’un programme italien de protection des témoins pourtant réputé…). C’est aussi grâce à une mise en scène d’une magnifique sobriété, construite pour mettre en valeur en permanence le travail des comédiens : entre l’abjection quasiment insoutenables des pères (Francesco Colella est haïssable au possible, dans un très grand rôle d’ordure absolue, mais il n’est pas le seul), la complicité horrifique des mères de famille manipulatrices, et l’infinie douleur du déchirement pour les plus jeunes générations incapables de vivre dignement, pas une fausse note, pas une faiblesse dans l’interprétation.
Voici donc une série de très, très haut niveau cinématographique, qui jette qui plus est un regard différent, original, sur la monstruosité de la mafia. Une série indispensable.
Eric Debarnot