Description objective et détaillée d’une réunion de travail des cadres du IIIème Reich, ayant eu lieu en 1942, et où furent décidées les modalités de mise en place et d’exécution de la « solution finale », la Conférence est un constat terrifiant sur la noirceur de l’âme humaine. Un film indispensable pour ne jamais oublier.
« Personne ne pourra dire qu’il n’était pas au courant » est l’une des dernières phrases de La Conférence, le redoutable film de Matti Geschonneck reproduisant en détail une réunion de travail de hauts dignitaires du Reich, durant laquelle fut décidée l’organisation définitive, ainsi que nombre de ses modalités pratiques, de la « solution finale au problème juif », c’est-à-dire l’extermination massive de 11 millions d’êtres humains, citoyens européens. Mais l’utilisation de cette phrase par Heydrich, organisateur et « manager » de la réunion, est bien différente du sens qui lui a été donné après la destruction de l’Empire du Mal nazi : si aujourd’hui, il est nécessaire de perpétrer la mémoire du pire crime commis durant toute l’histoire de l’humanité, la phrase se rapportait alors à l’importance d’avoir un accord reconnu entre les différentes strates de la bureaucratie du Reich, militaires comme civils, chacun se battant comme au sein de n’importe quelle organisation humaine pour protéger ses prérogatives, son pouvoir et ses intérêts.
Construit à partir du « protocole » rédigé à la fin de cette réunion qui eut lieu au bord du lac de Wannsee, à Berlin, en janvier 1942, alors même que la guerre basculait avec l’entrée dans le conflit des USA et la résistance féroce opposée par les Russes, la Conférence consiste, durant la totalité de ses 1h48 minutes, de discussions relativement feutrées, autour d’une table, de SS, dont le tristement célèbre Adolf Eichmann, et de bureaucrates, de fonctionnaires et d’hommes de loi chargés d’administrer un Reich qui avait rapidement crû en taille du fait de l’annexion de plusieurs pays européens, et qui était – de l’aveu même des plus lucides des participants – en plein chaos. Mais la question débattue ce jour-là est avant tout celle, organisationnelle, logistique et éminemment pratique, du transport, puis de l’extermination de dizaines de milliers de juifs en un lapse de temps que Hitler voulait le plus réduit possible. Plusieurs sujets sont traités l’un après l’autre : d’abord la question de la responsabilité de l’exécution de la solution finale et des priorités entre régions, chacun voulant se débarrasser le plus rapidement possible du « problème », puis le sujet, délicat juridiquement, du traitement à réserver aux personnes considérées comme à moitié ou au quart juives… et enfin, la technique d’extermination à mettre en œuvre pour un maximum d’efficacité, et un minimum de « dégâts psychologiques »… pour les soldats allemands ayant à appliquer la dite solution !
La Conférence balaie donc un spectre large de thèmes et par là-même, d’atmosphères : de la vision kafkaienne des discussions bureaucratiques à la représentation – quasi insupportable – de la satisfaction générale vis-à-vis des méthodes testées par Eichmann à Auschwitz, c’est-à-dire le gazage immédiat des déportés à leur descente des trains, et la crémation des corps dans d’énormes fours, exécutée par d’autres prisonniers juifs, l’ignominie est totale. Plus il progresse, plus la Conférence, qui débute lentement et fait même craindre un moment un possible ennui – la réalisation en étant relativement académique – devient abominable, quasiment insupportable. Ou tout au moins totalement accablant : l’absence totale d’humanité dans les débats, de questionnement moral, génère des interrogations métaphysiques sur la nature humaine. Même si, çà et là, on devine un éclair de honte, une ombre de doute, dans les yeux d’un participant ou derrière l’hésitation d’un autre, en particulier chez les plus âgés d’entre eux, qui ont connu l’horreur de la guerre des tranchées, personne n’aura le courage de formuler quoi que ce soit. Par crainte de l’implacable machine nazie, certes, mais aussi parce que fondamentalement, ces gens sont intimement persuadés de l’infériorité raciale des « autres », les non-aryens, et de la nuisance du peuple juif.
On l’a dit, on pourrait être frustré par la relative banalité de la réalisation, mais, à l’inverse, il est possible de reconnaître que Matti Geschonneck a choisi la plus honorable solution pour représenter l’irreprésentable : ne pas le mettre en scène, ne pas le » fictionniser », ne pas le rendre spectaculaire, ne pas introduire d’antagonistes avec lesquels le spectateur pourrait avoir tendance à s’identifier. Il incombe à chacun de s’investir totalement pour comprendre les débats, les jeux des uns et des autres durant la conférence… en sachant que nous ne sommes confrontés ici qu’à des degrés différents de noirceur de l’âme humaine !
Si la Conférence n’est certes pas un grand film, il est un film indispensable, surtout à notre époque où la haine de l’autre s’exprime de manière de plus en plus décomplexée.
Eric Debarnot