Loin de ce que l’on lit en général en matière de récit d’aventures et d’exploration, Oliphant est un grand périple mental servi par un scénario complexe et une mise en image exigeante.
On est en 1916, la guerre fait rage en Europe, mais paraît irréelle depuis un bateau brise-glace parti explorer les terres glacées de l’Antarctique. L’expédition est conduite par un explorateur, le Capitaine Emerson (inspiré d’un personnage réel, Ernest Shakelton, l’un des premiers grands explorateurs des Pôles), qui a enfermé dans la soute du navire son fils, le mystérieux Akadi, jeune addict habité par des visions incompréhensibles. Lorsque le bateau se retrouve prisonnier des glaces, la question de la survie dans un milieu terriblement hostile se pose avec une acuité que même le vaillant capitaine, réputé pour sa capacité de se sortir de mauvais pas, n’avait pas anticipé…
Roman d’aventures classique basé sur des faits réels, Oliphant est parcouru d’un souffle puissant qui peut évoquer les plus beaux récits de Jack London : la lutte contre les éléments impitoyables de ces hommes et de leurs chiens est à la fois asphyxiante et excitante, et le lecteur se trouvera régulièrement saisi d’une sorte de nostalgie, en dépit des souffrances dépeintes dans Oliphant, d’une époque et de lieux où la sauvagerie de la Planète était encore intacte.
Si Oliphant n’était que cela, ce serait déjà beaucoup. Mais Oliphant est aussi une histoire ésotérique, quasi fantastique, de plongée au sein d’un univers incompréhensible, peuplé de monstres réels ou imaginaires, et où le temps finit lui-même par se déformer, d’hommes perdus dans la nature la plus extrême : quelque part entre le Aguirre de Werner Herzog et la première saison de The Terror, Oliphant trace son propre chemin, onirique, philosophique presque, fantastique dans ses marges… Et à la fin, l’émotion nous saisit à la gorge, alors que nous avons basculé dans un univers complètement irrationnel en suivant le drôle de shaman qu’est devenu Akadi.
L’étrangeté de Oliphant, sa splendide étrangeté, vient bien entendu de la magnifique histoire imaginée par Loo Hui Phang, écrivaine (L’imprudence, récompensé par le prix Senghor en 2020), scénariste de bande-dessinées et même réalisatrice de courts et moyens métrages : une histoire qui, on l’a dit, fonctionne à différents niveaux, l’errance physique de ces personnages dans un paysage rendu abstrait par la glace omniprésente faisant écho à leurs troubles intérieurs. Et ce n’est pas seulement l’étrange Akadi qui cherche une expression plus élevée de ses sensations physiques et du labyrinthe mental dans lequel il erre comme ce monstre sans tête qu’il croise encore et toujours sur sa route. Son père, le vaillant explorateur admiré de tous, lutte contre ce besoin irrépressible d’abandonner, de laisser derrière lui ce qu’il aime. Et puis il y a ce marin qui brouille le sens de ces phrases en assemblant des mots de langues différentes, jusqu’à l’absurde.
Même si cette référence est probablement fortuite, il y a dans Oliphant comme un écho des errances abstraites des meilleures aventures de Corto Maltese… Et c’est parfait, parce que le travail à la peinture de Benjamin Bachelier, magnifique, fait écho à certains paysages dépouillés des déserts brûlants dessinés par Hugo Pratt… sans même parler de sa façon de représenter des aventuriers, leurs conflits, leurs doutes, qui renvoie au même type d’univers.
Pas toujours aisé à lire, régulièrement exigeant, Oliphant est un livre souvent faussement dépouillé, exigeant de son lecteur un vrai travail : d’attention, de déchiffrage, d’analyse, d’interprétation. Oliphant est le genre de livre qui fait totalement honneur au 9ème Art.
Eric Debarnot
Oliphant
Scénario : Loo Hui Phang
Dessin : Benjamin Bachelier
Editeur : Futuropolis
256 pages – 36 €
Date de parution : 8 mars 2023
Oliphant – extrait :