Le jardin de Bosch était davantage peuplé de « diableries » que de délices. Les admirateurs du peintre hollandais seront très réceptifs vis-à-vis de cette étonnante biographie. Les autres sans doute un peu moins.
A travers cette biographie spectaculaire, Marcel Ruijters rend un très bel hommage au maître Jérôme Bosch, un peintre tout à fait unique qui ne correspondait en rien aux canons artistiques de son époque, le Moyen-âge. L’auteur tente ici de restituer, de façon très personnelle, le contexte qui a pu influencer l’artiste hollandais dans son art et d’en révéler la modernité et l’originalité.
On connaît assez peu la vie de Jérôme Bosch, illustre peintre du Moyen Âge tardif, contrairement à ses œuvres, dont les plus célèbres sont Le Jardin des délices ou Le Jugement dernier. L’homme a donné cours aux interprétations les plus variées. Dévot pour certains, il était vu comme un hérétique pour d’autres. Quoi qu’on en pense, il suffit de promener son œil sur ses impressionnants triptyques pour comprendre à quel point le personnage fascinait autant et fascine encore aujourd’hui. Quasiment oublié pendant une longue période, il ne fut redécouvert qu’à la fin du XIXe siècle et exerça une influence incontestable sur les surréalistes et notamment Salvador Dali. Si ses œuvres furent majoritairement des commandes, Bosch avait réussi à y intégrer sa propre vision du monde en proposant un univers fantasmagorique où le paradis côtoyait l’enfer. Bosch fut peut-être le premier peintre de l’imaginaire, en tout cas d’un imaginaire poussé à un tel degré.
Marcel Ruijters ne propose pas ici une biographie académique (de toute façon, comme dit plus haut, on dispose d’assez peu d’éléments sur la vie de Bosch, si ce n’est qu’il travaillait dans l’atelier familial de peinture et d’enluminures en compagnie de ses frères Jan et Goessen). Le bédéiste a plutôt opté pour une relecture très personnelle du parcours de l’artiste médiéval. Au risque d’être déconcerté, il faudra plutôt envisager le livre comme une évocation du contexte historique que comme un véritable récit linéaire. Certes, il y a bien une sorte de linéarité, mais la narration possède un caractère assez fantaisiste qui pourrait dérouter le lecteur, lequel ne disposera pas forcément des éléments nécessaires pour appréhender aisément l’histoire. Et pourtant, Ruijters s’est incontestablement documenté, pour preuve ces nombreuses références en fin d’album.
Ainsi, l’auteur semble avoir mis l’accent sur le dessin, ce qui paraîtrait assez logique de la part d’un dessinateur ! Et de ce point de vue, on peut dire que c’est réussi. Sans le dire explicitement, l’auteur nous montre ce qui a pu inspirer le peintre hollandais au fil de ses déambulations dans les rues de Bois-le-duc, qui, comme son nom ne l’indique pas, est bien une ville hollandaise. Ruijters recourt à un trait caricatural, avec des corps et des visages longilignes et parfois déformés à l’extrême, un trait particulier, très graphique, qui interpelle par le simple fait de feuilleter l’album. Le récit se déroulant au Moyen âge, on sait que la misère y était très répandue. Chaque ville avait sa cour des miracles et Bois-le-Duc ne faisait pas exception. La lèpre engendrait des monstres estropiés et rampants réduits à la mendicité. Les cadavres des bandits de grand chemin étaient exposés jusqu’à leur décomposition sur le gibet où ils avaient été pendus ou amputés devant un public avide de vengeance. Certaines scènes sont très crues et donnent lieu à voir un monde cauchemardesque où la souffrance s’exhibait dans les grandes largeurs, avec la bénédiction de la religion, pour rappeler aux âmes récalcitrantes que l’enfer était sur Terre.
Le dessin de Marcel Ruijters est saisissant, on ne peut être qu’impressionné par la façon dont il a retranscrit la dureté et la laideur d’une époque où barbarie, folie et mort faisaient partie intégrante de la vie quotidienne. Son talent est de parvenir à suggérer au lecteur les sources d’inspiration de Bosch. Le rapprochement est assez vite fait avec les diablotins peuplant les mondes infernaux du Jardin des délices, et le terrible incendie de la ville, qui serait survenu alors qu’il n’était qu’un enfant, n’est assurément pas étranger à ses visions apocalyptiques. On ne sait pas vraiment dans quelle mesure la réalité décrite est authentique, mais elle correspond bien à l’idée que chacun peut avoir sur cette époque, et on imagine facilement que l’auteur a pris soin de se documenter au vu de ce qui a été dit plus haut.
Jheronimus Bosch aurait pu atteindre l’excellence s’il n’était plombé par une narration aussi saccadée, un rien décousue, ce qui impliquera peut-être une seconde lecture pour mieux apprécier cette bande dessinée tout à fait unique. L’autre qualité de cette biographie très libre serait de prouver, s’il en était besoin, toute la modernité du fascinant génie batave qu’était Bosch.
Laurent Proudhon