Second concert parisien du Boss, sensiblement similaire au premier, qui est l’occasion de réfléchir sur l’évolution du Boss et la manière dont son vieillissement fait écho au nôtre…
« Le Boss est toujours le boss ! » : voilà le commentaire que l’on entend, que l’on lit le plus souvent, après les deux concerts parisiens que Bruce Springsteen vient de donner à l’Arena Paris La Défense. Et ça, c’est indiscutable, du point de vue énergie : 28 chansons enchaînées pied au plancher ce lundi, sans un instant de repos, ni pour le groupe, ni pour le public. Et aussi en termes de générosité : il suffit de voir le plaisir, non, le bonheur profond qui se lit sur les visages des spectateurs capturés par les caméras pour n’avoir aucun doute sur la force de l’échange qui a lieu au cours des presque trois heures de set que le Boss nous offre…
Mais la réalité, aussi objective que subjective, c’est que « le Boss » de 2023 n’a plus grand-chose à voir avec « le Boss » des décennies précédentes, et que cette évolution – loin d’être négligeable – a un sens profond. Et cette évolution, qui est finalement autant la nôtre que celle de Springsteen, il convient de la regarder en face, et d’en tirer les leçons.
Springsteen a vieilli, bien entendu : il est loin aujourd’hui d’arpenter la scène avec l’énergie physique dont il témoignait il y a encore quelques années. Il a 73 ans, il n’est pas Mick Jagger, et heureusement ! D’un autre côté, il est bien conservé, l’animal : lorsqu’il ouvre sa chemise en plaisantant, pendant le rappel, les pectoraux sont encore bien là, et il suffit de comparer son apparence à celle de Nils Lofgren (de deux ans son cadet, mais qui ressemble à un vieillard en comparaison) pour voir la différence…
Mais nous aussi, nous avons vieilli, et pour la plupart d’entre nous, moins bien que lui. Faisant la queue depuis midi pour être convenablement placés dans la fosse, trempés par les averses, irrités par le chaos mal orchestré de l’organisation déficiente de l’Arena, nous sommes déjà à ramasser à la petite cuillère lorsque les portes s’ouvrent à 17 h : il nous faudra bien deux heures de conversation passionnée avec les fans pressés avec nous contre la barrière pour refaire le plein en énergie et en enthousiasme. Les caméras filmant la foule durant le concert vont montrer un public vieillissant, un public heureusement parsemé de visages plus jeunes, beaucoup parce que les parents ont élevé leurs enfants avec les hymnes du Boss et que quelque chose s’est transmis.
Ce qui est bien, très bien même, c’est que Springsteen a changé radicalement son approche : plus question de « jouer à Jacques Martin » (comme le disait gentiment un grand fan à nos côtés) en faisant monter des petits nenfants sur scène ou en faisant agiter au public leurs cartons. On est là pour jouer du fuckin’ rock’n’roll, et les morceaux sont enchaînés sans une seconde de répit, comme si Springsteen s’inspirait désormais des Pixies : l’idée, alors que l’âge de la retraite, même selon Macron, est dépassé depuis longtemps, est de montrer qu’on ne lâche rien. No Surrender, baby ! Si on regrettera que, du coup, l’ami Elliott Murphy ne soit plus convié, comme il était d’usage, à venir chanter sur Born to Run en rappel, pour le reste, on ne peut qu’apprécier l’abandon de ces rituels vaguement démagogiques : bon, il restera quand même le discours sous-titré en français sur les amis d’enfance disparus (on y reviendra…), et tout ce cirque à la fin où Bruce s’interroge avec les membres du E Street Band sur le fait de poursuivre ou non le concert, mais, globalement, tout a gagné en légèreté.
Là où le nouveau Springsteen est devenu passionnant, c’est que, comme tout homme vieillissant, il s’interroge désormais ouvertement sur ses origines, sur sa légitimité, sur son propre respect de ses engagements, et il pleure sur tout ce qu’il a laissé derrière lui. Sa musique, tout en continuant à frôler régulièrement une hystérie qui était son apanage aux « meilleures années » du groupe, semble désormais rongée par une mélancolie quasiment morbide. Et c’est très touchant. Au risque de fâcher les fans, les moments les plus beaux de ces presque trois heures de concert ont été les interprétations acoustiques de Last Man Standing (un titre qui définit parfaitement la position dans laquelle se voit aujourd’hui Springsteen) et de I’ll See You in My Dreams, qu’il joue seul après avoir formellement remercié, un à un, chacun des musiciens du E Street Band quittant la scène : deux chansons se coltinant frontalement avec la mort, et avec les regrets et les espoirs fragiles qui restent après.
Et puis il y a cette heure passionnante au milieu du set, où Bruce se détend et célèbre les standards de la soul, ou de la musique noire en général : la pression est descendue, Bruce cède le devant de la scène à d’autres musiciens et vocalistes, et hommage est rendu à la place centrale de ces musiques au sein de la culture américaine. Certains dans la salle trépignent de l’impatience de retrouver leurs chansons favorites du boss, mais il suffit de se laisser aller pour vibrer à l’unisson avec le groupe – qui est meilleur à ce moment-là que jamais – pendant ces moments d’intense beauté.
Mais cette nostalgie d’une époque disparue – celle de notre jeunesse, évidemment, mais également celle de la jeunesse d’une Amérique qui semble a posteriori (même si c’est évidemment une illusion) plus belle, plus facile – n’est pas que l’apanage du Boss. Quand l’émotion nous serre la gorge et nous mouille les yeux en écoutant les versions interprétées ce soir de Prove It All Night, Darkness on the Edge of Town, Out in the Street, Because the Night ou Badlands (dans une version apocalyptique !), est-ce que nous pleurons à cause de la beauté de ces chansons, ou simplement sur nous-mêmes, sur notre jeunesse envolée, et sur nos morts à nous ? Nous ne pouvons même pas, comme Springsteen pendant Tenth Avenue Freeze-Out, projeter des images de nos chers disparus, ni serrer dans nos bras un fils comme il le fait avec Jake Clemons, le neveu du Big Man Clarence.
Nous ne pouvons qu’écouter la musique du Boss et laisser le bonheur – même triste – qu’elle fait naître en nous, effacer un temps nos remords et nos regrets. Oui, grâce à Bruce Springsteen, même à un Bruce Springsteen vieillissant et de plus en plus à la merci de cette dépression qui, on le sait, désormais, l’a hanté toute sa vie, nous pouvons, une soirée au moins, danser dans l’obscurité.
Texte et photos : Eric Debarnot
très bel article mais point à corriger : Jake est le neveu du Big Man et non son fils
C’est parfaitement exact, en plus je l’avais su, puis oublié. C’est corrigé, merci ! Eric
Bonsoir, je n’étais pas à ce (ces) concert (s) mais votre compte rendu et analyse me semblent très pertinents !
remarquable article un mélange de poésie et d’humour
je vous rejoins sur la forme de légèreté de cette tournée, mais dans la suppression de tout superflu, les gamins » chanteurs » les plongées dans la foule,les requests au placard,dancing in the dark liquidé en 5mn etc
Pour cela je considère ce tour comme capital essentiel pour Bruce et par ricochet pour nous.
cette tournée est grave sérieuse, bruce sait pertinemment que beaucoup le suivent pour les variations de ses set-list ici nada droit dans ses baskets !!!il est dans un message de résilience, un regard sur le passé, sur une fin inéluctable tout cela sans être un gourou ou un donneur de leçon
encore merci monsieur pour votre article
cordialement
Merci beaucoup pour ce commentaire qui me va droit au coeur.
très bel article. je dirai que chaque moment musical nous fait entrer ds une sorte de film ds lequel nous sommes l acteur principal. sa musique profonde nous transporte complètement
2 concerts assez bluffants. Mais une tristesse á la sortie sur le devenir de génération éduqués par sa musique…. quelque chose qui va s arrêter…. On espère que d autres prendront sa relève …
Il y a heureusement beaucoup d’artistes brillants dans le rock actuel, le problème est que le jeune public n’est plus intéressé, donc il y a peu de chances que nous voyions à nouveau dans un futur proche des méga stars de qualité comme Springsteen. Ceci dit, je vous recommande particulièrement l’écoute de Kevin Morby, qui me semble dans la jeune génération, l’un des artistes les plus intéressants dans le genre folk-rock.
Oui…je suis en accord avec ce que vous écrivez. Cette nostalgie mêlée tristesse devant le temps qui court. Nous sommes désormais âgés, essayant vaille que vaille de nous « tenir », d’être digne comme l’est toujours Bruce. Je voudrais dire simplement qu’il nous rassure. Que cette formidable pêche nous rassure. Il ne triche pas, assume cet âge avec l’incroyable énergie que nous connaissons…Et avec ce fardeau de mélancolie et de fidélité aux amis disparus. Merci d’être ainsi, si proche.