Tel un phénix coriace, Métal Hurlant est sorti de son caisson cryogénique après plusieurs années de léthargie dans les soutes d’un vaisseau revenu des frontières de la galaxie. Il nous fallait absolument procéder à un examen approfondi des entrailles de la bête.
Depuis 2021, le mythique magazine SF, qui avait laissé son empreinte brûlante au détour des années 70-80, a réintégré le paysage éditorial. A l’initiative de Vincent Bernière, écrivain et journaliste, insatiable touche-à-tout issu de la contre-culture, le trimestriel créé par Jean-Pierre Dionnet et propulsé par Philippe Manœuvre a été relancé grâce à un financement participatif et reste toujours édité par Les Humanoïdes associés. Cette nouvelle version a-t-elle encore beaucoup à voir avec la publication d’origine ?
De façon tout à fait objective, l’objet est superbe. Doté d’une présentation très soignée, « Métal Hurlant v.3 » n’est pas vraiment un magazine mais un « mook » (selon les propres termes de l’éditeur), qui aurait plutôt pour vocation de s’exposer dans une bibliothèque. Les temps ont changé, et les lecteurs sont plus exigeants quant à la qualité éditoriale. Le mag « contre-culturel » se serait-il embourgeoisé ?
Naissance d’un loubard de l’espace
Au beau milieu des seventies, la météorite Métal Hurlant avait survolé la France encore engoncée dans le corset gaullien à peine desserré par un Giscard tentant de dissimuler son passéisme sous un masque de modernité. Le mag déjanté de Dionnet mixant la science-fiction (et les mondes imaginaires) à de puissants fantasmes érotiques dut pendant longtemps subir le joug d’une censure qui souhaitait préserver l’innocence béate des jeunes générations. Pourtant, mai 68 était passé par là avec ses cortèges turbulents revendiquant la libération des mœurs au rythme des volutes psychédéliques. Métal Hurlant s’inscrivait dans la droite ligne du mouvement.
Dès 1975, cette météorite rugissante, venue des confins de l’espace, persistait à assaillir chaque trimestre les cieux bénis de l’Hexagone, semant la panique dans les chaumières gauloises. Puis il finit tant bien que mal par se stabiliser, se muant en une étoile d’une extrême brillance, alimentée par son noyau incandescent où s’enlaçaient frénétiquement les protons du sexe avec ceux de la drogue et du rock‘n’roll. L’étoile finit par s’éteindre de sa belle mort en 1987, pour renaître en 2002 dans la quasi-indifférence, un bref sursaut qui n’aura duré que le temps de onze numéros sur une période de quatre ans.
Cette toute dernière version semble avoir laissé tomber les pin-up aguicheuses des débuts, tout comme l’esprit rock amené par Manœuvre, pour ne conserver que le propos science-fictionnel.
Il faut dire que si à cette époque le cul servait de catalyseur à la révolte contre l’ordre établi, il s’est d’une certaine manière banalisé aujourd’hui, tout du moins « virtuellement », notamment par le biais de sites pornographiques facilement accessibles sur la toile. Dans la réalité, c’est une autre histoire, mais le débat reste ouvert… De même pour le rock qui s’est quelque peu dissous dans la grande marmite musicale mondiale, même s’il conserve toujours ses aficionados. En tout cas, ce sont clairement les mondes imaginaires qui sont mis en avant désormais, le sexe sur papier, clairement pas le meilleur absorbant, n’ayant plus trop la cote…
Entre nostalgie et création, un nouvel horizon
De façon originale, la nouvelle formule alterne numéros vintage et numéros « de création ». Un pied dans le passé, un pied dans l’avenir. Les premiers toucheront assurément la corde sensible des boomers nostalgiques, les seconds présenteront le travail des auteurs les plus en vue et ceux de la prometteuse nouvelle génération. Ayant dans les mains les numéros 5 et 6, je suis en mesure de me livrer à un petit comparatif.
Tout d’abord, l’ironie de la chose, c’est que le monde d’aujourd’hui se rapprochant de plus en plus de la science-fiction d’hier, l’éditeur sur son site internet ne cite même plus ce terme pour présenter la version « création », se contentant d’évoquer le near future (l’anticipation en bon français) et la réalité virtuelle, « enjeux de notre temps ». Plus nos sociétés deviennent technologiques tout en coupant le lien nous reliant à la nature, plus elles deviennent anxiogènes. Ce qui n’était que simple conjecture en 1975 est devenu réalité en 2023. Le réchauffement climatique a succédé à l’irruption de l’informatique dans notre quotidien, et la fuite en avant n’a jamais cessé depuis. Plus l’on déboise, plus l’on nous toise. Caméras de « vidéo-protection » et smartphones nous pistent inlassablement, pesticides et glyphosates nous empoisonnent doucement, profitant de nos consentements mous et de nos résignations. Parmi les dernières innovations en cours vers un changement irréversible de l’humanité vers l’inconnu, où la science ferait sans la conscience, comme une fuite en avant : l’intelligence artificielle, la médecine régénérative, la conquête de Mars, la réalité virtuelle, le transhumanisme, bref, toutes ces sortes de chose qui en filigrane ont pour horizon le bon vieux rêve de l’humanité, à l’heure où celle-ci est menacée d’autodestruction : l’immortalité. Il semblerait pourtant que les petits génies de la Silicon Valley ont créé un monstre qui leur échappe et les inquiète parfois. Nous sommes incontestablement à un carrefour décisif de notre histoire.
Toutes ces questions philosophiques sont abordées dans ce numéro 5, notamment via l’interview d’un ancien chercheur du MIT, John Underkoffler, qui en connaît un rayon en matière d’IA et de mondes virtuels. Si tout cela paraît beaucoup plus adulte, plus cérébral, plus intello, la BD reste tout de même le « cœur de métier » de Métal Hurlant, qui ne cherche pas (tout du moins pas encore) à concurrencer le Monde diplomatique. 90% du mook est consacré aux auteurs, dessinateurs et/ou scénaristes, lesquels ont conçu de courts récits en rapport avec le métavers. L’intelligence artificielle a même été conviée à participer à l’élaboration de ce numéro, je ne peux guère en dire plus à ce stade, mais il y a de quoi être troublé.
Ce numéro « création » nous permet de découvrir les récits (courts, car bien sûr c’est le format traditionnel, qui rebutera assurément ceux qui privilégient les histoires complètes) de dessinateurs confirmés mais toujours stylés (Lewis Trondheim, Richard Guérineau) et de nouveaux artistes prometteurs (Léo Quiévreux, Nicola Pisarev, Matthew Sheean, Laurent Siefer, Thierry Martin, Lane Milburn, Antoine Dodé…). Question : était-il nécessaire de mettre un dessin de Bilal en couverture, alors que ce dernier, probablement trop occupé à négocier avec les galeries d’art, n’a pas participé à ce numéro.
Un précieux héritage à gérer
Mais comme on peut aisément le concevoir, Métal Hurlant se raccroche légitimement aux branches de son prestigieux passé et tente d’entretenir le lustre en mettant en avant les réalisations des auteurs emblématiques du magazine culte, afin d’attirer les lecteurs les plus nostalgiques. Le numéro 6 « vintage » contentera assurément ces derniers, mais aussi ceux désireux de se plonger dans les racines du « monstre ». On y retrouvera donc les productions des maîtres Moebius et Druillet mais aussi de tous ceux qui ont contribué à édifier la légende, Ben Radis, Jano, Paul Gillon, Margerin, Chantal Montellier, les frères Schuiten, et tant d’autres … Des récits entrecoupés de textes de présentation, d’interviews, dont celle de Serge Clerc, auteur également important de la première période, ainsi qu’une chronologie passionnante sur les premières années mouvementées du magazine.
Les nouveaux éditeurs ont eu l’intelligence de ne pas chercher à refaire ce qui a été fait. Si Métal Hurlant dans ses nouveaux habits a perdu l’aspect provocateur de l’adolescent turbulent, il semble être passé définitivement à l’âge adulte, gagnant en maturité dans une époque qui a radicalement changé. Les puristes et les mauvaises langues ne manqueront pas de parler de « muséification » ou d’embourgeoisement du célèbre périodique, mais il faut reconnaître que la tentative de le ressusciter est plutôt concluante avec cette jonction entre passé et présent, ou plutôt « futur proche ». Souhaitons-lui donc un beau succès !
Laurent Proudhon